
Dédié à la période de l’enfance, mais aussi à sa famille paysanne, Corbeau de la photographe suisse Anne Golaz est une méditation sur le temps et son il était, entre l’irrémédiable de la disparition et la reconstruction mémorielle qu’offre sous forme de livre – publié par les indispensables éditions londoniennes MACK – un dispositif artistique mêlant photographies, dessins, images vidéo et textes de l’écrivain vaudois Antoine Jaccoud.
Corbeau est une expérience narrative mêlant des matériaux disparates ordonnés selon la loi d’un montage riche, complexe, limpide comme des flux de souvenirs irriguant un rêve éveillé.
La chronologie n’est bien évidemment pas respectée, qui n’est que fausse lumière portée sur la logique des jours.

Puisant dans un stock d’une douzaine d’années d’images, c’est-à-dire depuis la naissance d’une vocation, Anne Golaz fait de la ferme où elle a grandi le territoire d’une énigme en trois chapitres ponctuées de conversations.
Apparaît en trois générations le portrait d’une famille ayant lié son destin à la terre, y naissant, y mourant, y déployant ses ailes.
Référence au fameux poème d’Edgar Poe, traduit en 1853 par Charles Baudelaire, The Raven, le livre composé par Anne Golaz se découvre comme une visite dans un monde perdu, étrangement présent et pourtant marqué par la nuit plutonienne du « Jamais plus » (Nevermore).

Le brassage des temporalités et des images de grande diversité construit un espace où la nostalgie ne prend jamais l’ascendant sur la dynamique d’une poétique mémorielle attentive aux plis d’une réalité recueillie dans toute son énergie, que ce soit sous la forme de portrait de proches, d’objets patrimoniaux, ou de paysages immuables et changeants.

Composé avec grand soin, Corbeau diffracte et multiplie les axes de lecture, entre images couleur de pleine page, carrés magnétiques de plus petit format en noir et blanc, vues d’ensemble, détails divers parfois presque surréalisants (une main, des bouts de bois, des empilements de cartonnages d’œufs, la ruade d’une table en bois), selon un goût de l’alternance très graphique et rythmique.
Une vache semble prisonnière d’une machine infernale, piteuse en son corset, mais aussi belle qu’une mariée duchampienne, et presque drôle.

Le regard n’est pas de dénonciation, mais plutôt de grande tendresse envers l’absurde contemporain éloignant peu à peu les hommes des bêtes.
Fin de la première partie intitulée « Le travail », où l’on a vu le frère occupé par les travaux des jours, entre foins et écorchage d’un lapin.
Où l’on a vu un énorme champignon, des pots de lait, des lits sous les toits, un matin de brume, un chien facétieux, des granges.

Témoignage : « Certaines tombes sont les nôtres. Mais on n’a jamais connu ceux qui sont sous terre. Ni le couple des grands-parents, ni celle-là qui était si jeune que ça fait bizarre : elle aurait presque pu être notre mère à nous, cette femme qui était une voisine, fille de la ferme d’à côté, et qui deviendra la première femme de notre père, mais dont on ne parle jamais. Il y a des roses gravées sur sa tombe. »
Là-bas, au pays d’Agiez, on appelle couleurs « ceux qui coulaient encore le lait, dans les années 70 ».

Partie 2 (« La Nébuleuse »), des enfants vont pousser comme des fruitiers, des boucles de cheveux, un veau.
Dans la cour, c’est un fouillis de ready-mades, une tentative de fugue piégée au flash, des traces pour dire simplement : nous avons été là, recueillez-vous deux secondes, puis déguerpissez.
« Le frère est assis en face de moi, le torse nu. Une table seulement nous sépare, alors je me penche bientôt sur lui, sur le frère, et commence à le toucher. La peau de ses flancs, de sa poitrine, je la tiens maintenant entre mes doigts. Et lui se laisse faire, sans broncher, comme si celui qui prend le droit de le palper était un médecin décidé à l’examiner, afin, par exemple, d’évaluer sa masse graisseuse. »
Intitulée « L ’autre côté », la dernière partie est un mystère, sur l’avenir de la ferme, des êtres qui la peuplent encore, des objets, des animaux, et surtout du père qui tient le tout.

Il reste des cailloux dans les bottes, on marche en claudiquant, mais il ne faudrait surtout pas les retirer, cette petite blessure préservant le corps de bien plus grandes douleurs.
Corbeau est une cabane où punaiser souvenirs et interrogations. Les planches sont parfois de guingois, ou de tailles différentes, ou branlantes.

Ceci s’appelle un livre, ceci s’appelle une vie, un album de famille, une mémoire pour tous.
Anne Golaz, Corbeau, textes d’Antoine Jaccoud et Anne Golaz, éditions MACK (Londres), 2017, 196 pages
