Poétique de la voiture fantôme, par Frédérick Carnet, photographe

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© Frédérick Carnet

Avec la série The ghost cars, consacrée aux « voitures fantômes », Frédérick Carnet pratique une photographie qui, sous une apparence formelle très affirmée, lève une multitude de questions, et invite à un jeu d’analogies inattendues.

Œuvre hybride, entre reportage documentaire, travail sur le paysage, portrait, et art conceptuel, The ghost cars fascine par son implacable silence, sa beauté plastique, et la sensation d’incongruité que fait naître le dispositif choisi.

Après vingt ans d’activité photographique, et de routes parcourues dans le monde entier (de préférence en vélo), il se pourrait bien que Frédérick Carnet ne soit encore qu’au début de son chemin de réflexions, de ses obsessions, et de ses partages.

Nous avons devisé de tout cela.

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© Frédérick Carnet

Comment est née l’idée de consacrer une série entière, un livre, puis une exposition aux « voitures fantômes » (ghost cars) ? Sur combien d’années avez-vous mené ce projet ?

Cette série est née en septembre 2007 à Bamako où je venais pour la deuxième fois. J’avais fait un premier séjour dans la capitale malienne en 1998. En l’espace de neuf années, la ville avait complètement changé de visage. Et j’étais profondément fasciné par tous ses changements. Les motos chinoises et les téléphones portables avaient envahi les rues mais ce sont toutes ces voitures couvertes qui ont attiré mon œil. Je décidais alors de leur consacrer une série. Au départ, je n’imaginais pas en faire d’autres.  Je me souviens d’ailleurs être allé à Londres en 2009 où j’ai vu pas mal de ces voitures fantômes mais de ne pas avoir été dans la démarche de les photographier comme à Bamako. J’avais juste fait deux ou trois photos comme ça. Sans but. Juste par réflexe. Puis en 2010 pour des raisons professionnelles, je faisais deux séjours de quelques jours à Athènes où ces voitures étaient aussi présentes. Je pense que la prise de conscience du geste photographique obsessionnel s’est faite à Athènes. A la fin du deuxième séjour je prenais une matinée pour photographier dans un même quartier toutes les voitures que je trouvais. Un peu plus d’un an plus tard, alors que je réalisais ma série NIPPON 2011, je photographiais à Tokyo toutes les voitures bâchées que je croisais avec la même obsession. Il aura fallu qu’un éditeur suédois me contacte en mars 2016 pour que mon obsession se réveille. Voulant faire un livre de mes photographies, je lui proposais de retourner à Londres quelques jours pour clore le sujet. Je trouvais nécessaire de densifier le propos en ayant un nouveau point de vue en incluant une métropole comme Londres, très différente des trois autres capitales où j’avais précédemment photographié. Le projet d’exposition ne fut qu’une suite logique. Et quoi de mieux qu’un musée dédié aux transports pour enfin montrer ce travail échelonné sur toutes ces années ?

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© Frédérick Carnet
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© Frédérick Carnet

Vous développez une réflexion personnelle, existentielle, très cohérente sur les modes de vie et leur impact sur l’environnement. Vous vivez en Allemagne, pays où la puissance de l’industrie automobile est considérable, et avez choisi en quelque sorte de cultiver votre jardin pour retrouver quelque chose de l’ordre de l’indemne. Que symbolisent les voitures pour vous ? Sous les voiles qui les protègent, ne sont-elles pas des puissances de mort, de pollution et d’orgueil ?

Avec le recul, ce que j’aime vraiment dans cette série d’images c’est, qu’en fait, je ne suis pas du tout intéressé par les voitures. Je ne suis certes pas insensible aux lignes d’une belle voiture. Je fais la différence entre une Twingo et une Aston Martin mais pour moi, une voiture n’est rien d’autre qu’un outil pour aller d’un point A à un point B au même titre qu’un vélo, un train ou un avion. Et pour le coup, j’aurais plutôt tendance à choisir le vélo, comme je l’ai fait lors de deux longs séjours en Islande et au Japon. Transport écologique oblige. Alors pourquoi avoir photographier ces voitures ? Etaient-elles déjà les prémisses inconscientes du désir de changer de vie ? De poser un linceul sur une vie urbaine dont je ne voulais plus ?

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© Frédérick Carnet

Il est impossible, en contemplant vos images, de ne pas penser aux femmes voilées. Y a-t-il quelque chose de l’ordre d’un salafisme automobile ? La voiture n’est-elle pas le symptôme du triomphe des puissances masculines ? Faut-il être plus doux dans l’analyse et y voir des marques de soin envers ce qui nous importe affectivement ?

Pour ma part, aucunement. Je ne fais pas de liens entre les femmes et les voitures. Je n’y vois aucune féminité. Et si dans la langue française, voiture, automobile, sont des noms féminins, en allemand, Auto est neutre (Das Auto). Et de la façon dont je l’observe depuis deux ans que je vis en Allemagne, les femmes sont tout autant obsédées par leur voiture que les hommes ! Après si l’on revient concrètement aux raisons pour lesquelles ces voitures sont couvertes d’une housse, il est évident que c’est le meilleur moyen de les protéger du soleil et des intempéries. Et dans ce cas on peut y voir l’attachement excessif de nos contemporains à leurs biens matériels.

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© Frédérick Carnet

Christo est-il de vos amis ou influences majeures ?

Christo n’est ni un ami, ni un artiste que j’admire. J’ai du respect pour le travail artistique ou sa démarche mais ne suis pas  influencé par son œuvre.

La fascination que provoquent vos photographies ne provient-elle pas de  leur mutité même, de leur parole muette ? L’absence de visage humain ne construit-elle pas une sorte de prison interminable entre les continents ?

On m’a souvent dit que mes photographies invitent au silence. Peut-être est-ce parce que je ne supporte pas les bruits agressifs. En tout cas, si elles invitent au silence, j’espère qu’elles sont sources de questionnements, de raisonnements !

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© Frédérick Carnet

Vos images ne sont-elles pas prises la plupart du temps à l’aube, dans un moment où la ville dort encore ?

La première image de Ghost Cars que j’ai réalisée à Bamako est celle de l’affiche de l’exposition au Musée des transports de Dresde. Elle a été prise à quatre ou cinq heures du matin. J’ai fait toute la série en une matinée, de cinq heures à midi. Nous roulions avec mon ami Abdoulaye assis sur sa moto et nous parcourions les rues de Bamako à la recherche des voitures fantômes. Je ne voulais aucune présence humaine sur ces images. Et quand on connaît Bamako, on sait que c’est une ville en effervescence continuelle dès le lever du jour. Nous avons donc commencé par le centre ville avant que les rues ne soient envahies par les étals de marché et la foule. Et quand il y avait des gens dans le cadre, Abdoulaye leur expliquait gentiment le but de ma démarche et leur demandait de se déplacer le temps de la prise de vue.

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© Frédérick Carnet

On regarde les voitures, mais à chaque fois surgit un environnement singulier, un climat, à Londres, à Athènes, à Tokyo, à Bamako. Votre série sur les voitures fantômes n’est-elle pas essentiellement également un travail sur le paysage ?

Très juste et je l’ai voulu comme ça. J’ai photographié dans quatre villes très différentes les unes des autres de part leur organisation sociale, l’aménagement de leur territoire. Et l’espace urbain omniprésent dans l’image  est essentiel dans la construction de la photographie. J’ai toujours vu cette série, au-delà de sa dimension obsessionnelle très personnelle, comme une série de portraits (chaque voiture bâchée est un personnage, avatar de son propriétaire) dans un paysage urbain. C’est une façon aussi pour moi de casser les codes photographiques dans lesquels on tente trop souvent de nous enfermer. Cette série, ce n’est, au sens propre du terme, pas du paysage, ni du portrait, ni de la photographie conceptuelle, sociologique ou narrative. C’est une photographie hybride où tous les styles précédemment cités sont présents et permettent d’apporter un élément d’explication ou de suivre une piste vers un ailleurs.  Si je suis un photographe libre de photographier comme je l’entends, j’aimerais aussi que chacun des spectateurs de ces images soit libre de les interpréter comme il le veut. Dans la mesure où mes photographies sont vues, mon seul souhait finalement est que les spectateurs y soient sensibles et que mon travail stimule, chez eux, de la réflexion.

Quelles consonances vous semble avoir cette série avec vos autres obsessions ou travaux ?  

Maintenant que je photographie depuis plus de vingt ans, j’observe et vois l’ensemble de mes séries – séries obsessionnelles incluses –  comme une œuvre (toujours en cours) cohérente.  Si l’on peut être dérouté par mon éclectisme, je le revendique haut et fort. Quand je photographie, je le fais avant tout pour moi. L’image photographique est l’outil que j’ai trouvé à l’aube de mes vingt ans pour me poser les questions auxquelles je veux absolument obtenir des réponses. Chaque série peut être alors vue comme un chapitre de ma vie, une question existentielle et par prolongement comme une quête vers un essentiel. Si le corpus Chroniques d’un absolu s’ouvre sur une cicatrice métallique emprisonnée dans un mur de béton pour se finir sur des fleurs posées sur un ciel, c’est que le chemin que je parcours depuis tant d’années me mène forcément vers un meilleur. Et encore, je n’en suis pas sûr, puisque ma dernière série, La promesse d’un monde meilleur ?, est une nouvelle question. Si j’évolue et grandis dans ma vie, je crois que je n’ai toujours pas fini de me pauser cette obsessionnelle question : « Pourquoi ? »

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Frédérick Carnet, The ghost cars, texte (anglais) Hélène Chédorge, éditions Trema Förlag (Suède), 2016, 80 pages – 400 exemplaires

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The ghost cars, exposition au Musée des transports de Dresde (Verkehrsmuseum, Dresden) jusqu’au 4 mars 2018

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Site de l’éditeur Trema Förlag

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3 commentaires Ajoutez le vôtre

  1. Super article! bien écrit, permet de comprendre l’esprit du photographe derrière son univers photographique passionnant…merci!

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  2. Tematis dit :

    Très original. J’adore.

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