L’intérêt exceptionnel de la correspondance de Blaise Cendrars (1887/1961) à Jacques-Henry Lévesque (1899/1971), son fidèle secrétaire d’édition et premier lecteur, est de permettre de suivre, pas à pas, l’auteur de L’Or dans l’élaboration de chacun de ses livres.
Au fil du temps, Jacques-Henri Lévesque passe du statut de simple admirateur à celui de commentateur de choix, d’ami, Cendrars lui confiant en toute franchise ses rages d’âme, tourments, exaltations, stratégies éditoriales.
La rupture en 1938 avec Raymone Duchâteau est un tournant (lire mon article sur leur correspondance dans L’Intervalle), l’écrivain renouant avec la pensée du suicide.
On découvre comme jamais, dans cette correspondance de près de quarante ans (740 lettres), le grand écrivain à sa table de travail, entre pleine conscience de sa puissance, et abattements psychiques considérables.
Heureusement, l’œuvre tient l’homme, qui dès 1943, tentant de vivre reclus dans sa maison aixoise, à l’écart de l’Histoire, retrouve une ferveur créatrice quelque peu perdue depuis Dan Yack. Le mal est là, auquel répond l’écriture au galop.
En préface Marie-Paule Berranger précise : « Les échanges de Blaise Cendrars et Jacques-Henry Lévesque, sous le signe de la spontanéité, ne sont nullement conduits par le souci de construire une image publique. Cela ne veut pas dire que ne s’y édifie pas en toute conscience une image de soi en fonction de l’interlocuteur : une posture différente se met en place pour Raymone, pour Henry Miller, t’Sterstevens, Maximilien Vox ou Paul Gilson ; Blaise Cendrars est la somme de ces Je épistoliers comme de ses Je narratifs et lyriques. »
Il y a chez Cendrars un polymorphisme dionysiaque des plus réjouissants, qui est une façon de répondre à l’apocalypse qui vient, qui est venue (dans le champ de bataille de la Somme en 1915, où il perd son bras droit, et la quasi-totalité de son unité de soldats).
Fuir les cuistres et leur vanité, voilà une constante : « Tout est trop moche. Ce qui est effarant ce n’est pas que ce vieux grigou de Gide qui n’a jamais rien donné à personne se déclare prêt à donner sa vie à l’U.R.S.S. (vieil ogre, va, qui joue encore à l’enfant prodigue !) ; mais que L’Humanité attache en première page de l’importance et du prix à cette fanfaronnade d’un faux-monnayeur. Et ainsi de suite : Paul Morand, Valéry, la Ctesse de Noailles dans l’écho ci-joint que je dédie également aux soviets d’André Gide, etc. etc. » (le 24 octobre 1932)
« Je viens de lire pour la première fois du Montherlant – Mors et Vita – emmardatoire, déclamatoire, tout petit bonhomme, un peu trop hercule de foire, effets de torse et de biceps, mais très sensible aux coups d’épingle – »
Assurément, mieux vaut relire le nouveau prix Renaudot, obtenu par le jeune Céline, même si les journalistes ont tendance à oublier Moravagine, « qui contenait tout de même, il y a dix ans déjà, tous les thèmes du Voyage au bout de la nuit qui font couler tant d’encre aujourd’hui – guerre, fuite, Amérique, chez les sauvages, folie, érotisme, banlieue, médecin, etc. etc. » (18 février 1933)
Complément écrit le 9 janvier 1941 : « Je suis sorti vainqueur de Moravagine. A part quelques taches de foutre, ce bouquin est de beaucoup supérieur au souvenir que j’en avais gardé. Il est vrai que je l’avais porté trop longtemps pour ne pas me souvenir d’autre chose que de son lent et pénible accouchement. Aujourd’hui, ce qui me surprend le plus c’est son unité de ton, d’allure, de style à tous les degrés logique, métaphysique, conception, exécution, et dans tous ces domaines il va impitoyablement jusqu’au bout et boucle la boucle, qu’il s’agisse des pensées ou des actions des personnages, de leur façon d’être, de sentir, de penser ou de parler, de synthèse ou d’analyse, d’images poétiques ou de détails pittoresques, tout revient à son point de départ après avoir pu jouer un rôle cosmique ou accidentel. Le côté prophétique du livre m’étonne également aujourd’hui à la lueur des événements qui se sont produits depuis sa publication : il s’ouvre sur l’Espagne, se clôt dans son épilogue sur la guerre de la S.D.N. – sans parler de son personnage central, Moravagine, dont Hitler est issu en ligne directe ! »
Remarque à propos de son ami Fernand Léger : « Mais les peintres n’ont pas encore compris qu’ils sont victimes des marchands pour qui le fin du fin est d’arriver à caser un peintre vivant dans une collection célèbre ou, mieux encore, dans un musée. C’est pourquoi les peintres modernes (travaillant sous cloche) sont plus éloignés de la vie contemporaine que les poèmes les plus hermétiques d’un Mallarmé ! » (28 mars 1933)
En 1938, retiré dans une forêt ardennaise où les arbres marchent droit depuis le temps de Charlemagne, Blaise Cendrars mène une vie shakespearienne, entre la vie, la mort et le grotesque de l’existence – « J’ai 51 ans. Si j’ai le malheur de faire un retour sur moi-même je me brise en deux. Si je regarde l’avenir je me cabre. Et si je vis sur la minute présente je sens que je coule à fond… »
Cendrars est ce Lazare, que la guerre vient assombrir un peu plus encore.
Figurant sur la troisième Liste Otto dans l’annexe 739 des « écrivains juifs de langue française » (10 mai 1943), Cendrars, qui est pourtant loin d’être philosémite, est sommé de fournir des certificats d’aryanité.
1944 est une année capitale, l’ermite d’Aix écrivant L’Homme foudroyé, et la première esquisse de La Main coupée.
Le 27 décembre 1944 : « Je viens de lire une interview de Sartre. Il parle beaucoup de Dos Passos et de Hemingway. Se défend de devoir quoi que ce soit aux Français. Mais de leur propre aveu ces deux Américains ont tout appris chez nous ! Alors… » Comprendre ici ce que doit l’Amérique au grand Cendrars.
L’écriture comme ascèse est une autre forme de pitié : « Les deux heures de travail à l’aube, je les consacre à la création. Si j’étais religieux et si j’avais la foi, je les aurais consacrées à la prière matinale, et je n’écrirais pas mais serais depuis des années à la Trappe pour laquelle je suis mûr, si j’avais un sou de foi. »
Au cours du temps, Jacques-Henry Lévesque gagne en autorité, en sûreté de jugement. Henry Miller l’adoube (juillet 1948) : « Hier soir j’ai achevé la lecture du livre de votre ami Jacques-Lévesque. C’est très utile et pour ceux qui vous connaissent à peine (vos œuvres, je veux dire) bien excitant. D’ailleurs plein de choses pénétrantes. Je vais demander quelques exemplaires à son éditeur et les distribuer en Amérique. »
La dernière lettre est particulièrement émouvante : il aura fallu une vie pour en arriver là, entre deux hommes d’une très grande pudeur : « Votre AMI qui vous aime : jacques-henry » (15 janvier 1959)
Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque, Correspondance 1922-1959, Et maintenant veillez au grain !, édition annotée et présentée par Marie-Paule Berranger, éditions Zoé, 2017, 752 pages
Ceci, en aparté, pour Yannick Haenel, pour tous : « Quel sale métier que celui d’écrire ou plutôt quelle saloperie d’écrire quand ça devient un métier voilà où le bât blesse, c’est si contraire à mon tempérament – un jour je finirai peut-être comme Diogène dans un tonneau – mais à Belleville ! j’étais bien ces jours derniers à flâner dans une rivière et à philosopher tout en bavardant sous prétexte de pêcher des truites – et le soir on buvait du gros vin à l’auberge avec les contrebandiers – je vous assure que ça valait le coup et que toutes ces histoires de ces braves gens m’en ont plus appris sur la « réalité » de John Paul Jones que bien des gros bouquins que j’ai lus (hélas !) car ces bougres à cheval sur la frontière, pirates de montagnes mènent un peu sa vie… enfin, j’ai respiré, et me remets cette nuit au boulot – » (de Biarritz, le 13 mars 1933)
Aussi, ce fragment d’une lettre de Pétrarque (juin 1945) : « … je dis que les âmes ont été créées et introduites dans les corps par Dieu, que la résidence de Dieu est au ciel, comme dit le psalmiste, et que le ciel a un mouvement perpétuel que nous voyons de nos yeux. Il n’est donc point étrange que nous tirions quelque ressemblance du lieu où habite notre créateur. »
L’Etoile-Absinthe, cahier de la Société des amis d’Alfred Jarry, « Jarry a-t-il eu des disciples ? Tournée 137, Saaj & Du Lérot éditeur, 2017, 184 pages – 300 exemplaires
Pour ceux qui l’ignoreraient encore, ah les malheureux, L’Etoile-Absinthe est le cahier de la société des amis d’Alfred Jarry.
Consacré à la postérité du créateur du Surmâle, son dernier numéro offre à Julien Schuh la possibilité d’analyser les liens probables entre Cendrars et Jarry, pointant l’influence des « élucubrations pataphysiques du Père Ubu et de Faustroll » sur le Cendrars de l’après-(première)-guerre, notamment du personnage de Moravagine, dont l’existence tout entière « est placée sous le signe de la gidouille », de la spirale, des identités contraires.
Rien n’est certain, mais l’hypothèse est belle, qui permet de s’enivrer d’une revue à la fois savante, de belle fantaisie, et sans nul doute cochinchinoise de cœur.
Pour le plaisir : « Ô Salamandre ! pourquoi pleures-tu sous la morsure de la Mandragore qui, / s’agrippant vainement à la cendre fait crisser le pentagramme de ses mains. »
Se procurer le volume de la correspondance Blaise Cendrars – Jacques-Henry Lévesque