
« Gröll se lève si tard qu’il prend son déjeuner le jour suivant. »
Prenez Vie et opinions de Tristam Shandy, de Laurence Sterne (1718-1768), l’un des plus grands romans de la littérature occidentale publié en neuf volumes entre 1760 et 1770, soit la tentative de description d’une vie, si les digressions incessantes et l’irruption d’une famille réclamant son dû de narration ne rendaient l’exercice hautement périlleux, entre satire féroce, humour rabelaisien, et réflexions brillantes imprégnées des pensées de Cervantès, Montaigne et John Locke.
Prenez Josef Groll (1813-1887), maître brasseur de Bavière, inventeur de la célèbre bière Pilsner.
Prenez Gottfried Benn (1886-1956), poète expressionniste ayant cru quelques temps dans les capacités régénératrices du régime hitlérien, figure énigmatique des lettres allemandes.

Prenez le mot Groll pour ce qu’il est en allemand, soit de la rancœur, du ressentiment, de l’inimitié.
Prenez maintenant l’écrivain Christophe Manon, mélangez le tout, et vous obtiendrez quelque chose de l’ordre de son troisième livre aux éditions Dernier Télégramme, Vie & et opinions de Gottfried Gröll, version augmentée d’un texte paru initialement aux éditions Le Quartanier en 2007.
Ni fric, ni flic, ni tout à fait poète, Gottfried Gröll est une machine de vision, une mystification littéraire, à la fois personnage de fiction, double de l’auteur et écrivain.
Césure, enjambement, rejets, contre-rejets, Gröll claudique, avance dans le cercle, phrases courtes, maximes, aphorismes, sentences.

« Dieu me chie dans les bottes et alors ? »
Gröll observe, l’océan, les couleurs, la pluie, les arbres, tient bon dans le vent, s’use un peu, rit.
Les indigènes d’ici ? « Gröll trouve qu’ils ont / la fatigue sans aucune majesté. »
L’animal boit des Picon bière (marque Pilsner), rencontre Monsieur Plume, aime bien regarder sur les plages l’été les filles aux seins clairs.
Pour s’imaginer Gröll, il faut penser chewing-gum, mâchoire déformée, grimaces d’élastique.
Il y a le canard du doute aux lèvres de vermouth, mais lui préfère les singes.
« Dans sa famille Gröll passe pour / du papier hygiénique version / grand luxe à motifs voilà le hic. »
Envie de bagarre, envie de chanter, envie de sexe, envie d’arrêter le temps.
Gröll a vieilli (porte maintenant des lunettes), les caméras de surveillance ne mentent pas.
« Gröll est un corps parsemé de particules / avec de la barbe qui pousse et des morceaux / de bave à l’intérieur. »
Autant dire que l’homme en slip qui bêche là-bas dans le jardin est un original, un orignal peut-être.

Il s’avance, c’est Christophe Manon, bouc fleuri, blouson en cuir élimé, vélo garé au coin de la rue, à côté du bistrot salamalec.
Prend un micro le premier jour du reste de sa vie.
On entend : « Gröll est tous les Gröll et aussi Mme Gröll. »
On entend : « C’est tout comme. »
On entend : « Gröll n’a pas une araignée au plafond. / C’est une mouche qui l’a piqué à travers / le pédoncule à prostate gauche. Parfaitement. »
A présent lecteur, poésie faite par tous, à toi de jouer.
« Zut de zut dit Gröll la poésie c’est balancer des pavés d’émotion / dans la langue à coups de pioche sans préoccupation de blabla. »
Pas trop mal ça, allez, continue, tu finiras bien par conduire un tracteur.
Christophe Manon, Vie & opinions de Gottfried Gröll, éditions Dernier Télégramme, 2017, 120 pages
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