Europe, bouleau famélique, par Emmanuel Ruben, voyageur, géographe, écrivain

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© Emmanuel Ruben

« Mais où sont-elles ces racines et ces souches que vous avez toujours à la  bouche / vous ne savez faire qu’une chose : couper, trancher, délimiter / vous avez réduit vos paroles à ce gazouillis d’un homme face à son écran / vous revendiquez tout le temps vos racines mais en réalité vous parlez aujourd’hui la langue de vos machines / et vous n’avez pas plus de racines que nous / et vous n’êtes pas moins nomades que nous, vous qui vivez toujours entre deux trains et deux avions, peuple des pas perdus et des / tarmacs, peuple des bretelles des échangeurs et des ronds-points »

Il faut lire les deux derniers ouvrages d’Emmanuel Ruben comme un diptyque sur les identités criminelles et les frontières désirables lorsqu’elles sont poreuses.

Terminus Schengen – accompagné de photographies de l’auteur – est un recueil de poèmes publié par Le Réalgar, quand Le Cœur de l’Europe, aux éditions La Contre Allée, est un journal de voyage dans l’ex-Yougoslavie en neuf étapes ou articles.

Tout commence ou se termine à Novi Sad, sur les rives du Danube, dans un vieux train fourbu, en compagnie d’un voyageur ayant pris dans ses bagages quelques bons livres, de Blaise Cendrars, Claudio Magris, Mathias Enard, Camille de Toledo, Jérôme Ferrari.

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© Emmanuel Ruben

Vous étiez en 1991 le personnage de Lars von Trier dans Europa, vous êtes aujourd’hui ce privilégié possédant le passeport qui ouvre les barrières.

Derrière le Mur tombé en 1989 reposait notre tristesse, qui est désormais une honte.

Le peuple européen est un pont effondré sur la Drina remplacé par des « clôtures et des portillons métalliques ».

Géographe, Emmanuel Ruben connaît le temps long de la géologie, des climats, et de la tectonique des plaques.

Ce qu’il contemple dans les visages qu’il croise est une odyssée de migrations, de déplacements, d’exils.

« Vous nous appelez « migrants » comme on parle d’oiseaux migrateurs ; / mais ce n’est pas la mort des saisons que nous fuyons, ce n’est pas l’approche de l’hiver qui nous jette sur les routes, c’est la destruction de nos villes et la négation de nos vies, c’est cette interminable saison en enfer qu’on appelle la guerre. »

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© Emmanuel Ruben

L’identité européenne est plurielle, multiple, c’est une « écorce tâchée de lichen ».

Nos pères sont des hommes-juifs, des errants en guenilles, des chairs faméliques adossées aux bouleaux de la route.

Et, dans la décomposition des rêves d’unité, c’est partout la chasse à l’homme, les chiens policiers, et le sourire noir des passeurs négriers.

Nous fuyons, nous nous heurtons aux nouveaux rideaux de fer, aux barbelés de la violence blanche, mais « nous ne sommes que les pionniers du monde qui vient – après nous viendront de bien plus grandes migrations, les migrations climatiques, intercontinentales, sidérales / nous sommes l’avant-garde d’un peuple oiseau, d’une humanité nomade. Mais regardez : vous aussi, vous êtes des oiseaux, vous passez votre vie dans des halls d’aéroport, vous allez de tarmac en tarmac / vous piétinez sous des panonceaux bleu nuit aux douze étoiles d’or où il est écrit EU CITIZEN                                            NON EU-CITIZEN »

Ulysse s’est évanoui sous les coups de matraque des nouveaux Cyclopes.

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© Emmanuel Ruben

La carte d’Europe est une carte de sang, quand nous rêvions « d’une utopie, d’un archipel ».

Terminus Schengen est un cri, une clarté : « Cette fois-ci, nous ne sommes pas venus marteau-pilonner vos trottoirs ni violer vos filles ou voiler vos femmes / nous sommes venus réveiller en voix le goût de la révolte / briser les lois gelées de la géographie / et vous insuffler le nouveau sens de l’Histoire. »

Avec Le cœur de l’Europe, Emmanuel Ruben continue de parcourir les Balkans, jusqu’à se heurter à l’impitoyable Hongrie, refusant le devoir d’asile envers des réfugiés politiques qu’elle criminalise d’emblée, attitude posant la question de son inscription au sein de l’Union Européenne, à moins que, « vérité de l’Europe de Schengen et de l’euro », elle n’en préfigure l’avenir.

D’un côté des touristes allant de spot en spot, de l’autre des exilés fuyant la guerre.

« Cœur de l’Europe », selon la belle expression de Nicolas Bouvier, cité en exergue, les Balkans sont un laboratoire d’une vie en commun possible, ou non.

La multitude des tunnels et ponts que l’on y emprunte (lire Ivo Andrić, prix Nobel de littérature 1961) est une métaphore de la construction de liens nécessaires quand chacun tend à se replier sur le fantasme de la pureté de son origine ethnique.

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© Emmanuel Ruben

Pour retrouver le sentiment de ce que fut la Yougoslavie, se rendre immédiatement en République de Macédoine, à Ohrid, avant que les tours operators et les fonds vautours ne s’emparent de cette nouvelle cible : « Aujourd’hui il n’y a qu’à Ohrid – qui n’a pas connu la guerre, où n’a pas sévi l’épuration ethnique – qu’on peut avoir un juste aperçu de ce que fut la Yougoslavie : un pays où l’on peut être macédonien, parler albanais, manger bosniaque, rêver des femmes croates et des plages monténégrines, regarder la télé turque ou allemande en buvant de la gnôle serbe. »

Avec un ton très sûr, Emmanuel Ruben nous rappelle à notre insuffisance géographique fondamentale.

En effet, qui parmi nous, cher lecteur, peut situer sans trop d’erreur sur la carte européenne la Voïvodine, le Banat roumain, la Slavonie croate, la Krajina serbe, la Republika Srpska, la république serbe de Bosnie ?

« Nous ne savons pas grand-chose, en France, de l’exode de 200 000 civils serbes de Krajina, et nous savons encore moins combien de personnes furent massacrées. Sur les ruines de ce triste champ de bataille où l’histoire fut plus complexe qu’on veut bien nous l’enseigner en France, nos Kouchner, nos BHL et nos Finkielkraut n’allèrent pas pérorer, qui préféraient les montagnes de Bosnie et les rivages de Dalmatie à ces mornes plaines fluviales vidées de leurs habitants mais dominées par de belles forteresses. »

Voilà qui est dit, dans un livre ne craignant pas de prendre parti, en dénonçant les délires architecturaux du cinéaste mégalo Kusturica (Kusturigrad, « pacotille capricieuse d’un millionnaire expatrié devenu étranger à son propre pays »), ou faisant l’éloge (pages 42 et 43 superbes) du maître américain du neuvième art Joe Sacco (Goražde et Palestine), plutôt que celui de l’auteur des Chroniques de Jérusalem, Guy Delisle (« la BD restée au stade d’un enfantillage un peu gratuit, pour l’amusement des lecteurs de 7 à 77 ans »).

Livre d’admiration (pour la Serbie, Thierry Vernet, François Maspero/Klavdij Sluban, Hergé), Le cœur de l’Europe se fera donc aussi des ennemis.

Sarajevo ? « On a tout de même du mal à croire que ce gros bourg étiré d’est en ouest est la capitale d’un Etat européen. Mais il y a peu de villes aussi attachantes, peu d’endroits au monde où l’on se sent comme ça, revenu deux fois à la maison. »

La Bosnie-Herzégovine ? « une terre de contrastes. Contrastes entre le gel matinal et la chaleur estivale de l’après-midi. Contrastes entre l’ombre et la lumière. Contrastes entre les rondeurs des églises à bulbes et le tranchant des minarets, entre les beaux vestiges de neige sur les montagnes et les traces de la guerre qu’on lit partout, dans toutes les villes, dans tous les villages, impacts de balles et d’obus indélébiles, mal rebouchés, encore visibles sous le crépis des fermes et des immeubles. Contrastes, enfin, d’une vallée à l’autre, entre la rudesse d’un paysage et la douceur du suivant. On dit d’ordinaire que c’est en France que les paysages sont les plus variés mais cela ferait rire un paysan bosniaque, car d’une vallée à l’autre, on a l’impression de passer de la Norvège à la Provence… »

Le Monténégro ? « une Corse ou une Sardaigne qui n’a pas la chance d’être une île. »

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© Emmanuel Ruben

Le registre est parfois celui du grand Nicolas Bouvier, devancier en enthousiasmes et formules impeccables. Ainsi, ce passage : « On aime fustiger le fait que les Albanais rêvent d’une grande Albanie, les Serbes d’une grande Serbie, les Macédoniens d’une grande Macédoine, les Croates d’une grande Croatie, les Bulgares d’une grande Bulgarie… Mais de quoi voulez-vous donc qu’ils rêvent ? D’une plus petite Serbie, d’une plus petite Macédoine, d’une plus petite Albanie ? Si la France était réduite à l’ïle-de-France ou l’Italie au Latium, ne rêverions-nous pas plus grand ? »

Consacré à la Hongrie d’Orban, Le cœur de l’Europe, petit livre multiple, Balkans textuels, s’achève dans la rage et la douleur devant les passeurs serbes attendant leur gibier appuyés sur des Mercedes aux vitres teintées, et des policiers redoutables défendant l’honneur des racines chrétiennes de la race blanche, et très souvent saloparde.

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Emmanuel Ruben, Terminus Schengen, photographies de l’auteur, Le Réalgar, collection l’Orpiment, 2018, 62 pages

Le Réalgar-Editions

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Emmanuel Ruben, Le cœur de l’Europe, éditions La Contre Allée, 2018, 96 pages

Editions La Contre Allée

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