J’ai reçu de mon amie Yvonne Baby, journaliste, écrivain, lauréate du prix Interallié en 1967 pour Oui l’espoir (Grasset), ce témoignage précieux de ce que fut en Mai 1968 le journal Le Monde, qui chercha alors à se réinventer.
Travaillant depuis 1957 au service « Culture » avant que d’en assumer la direction de 1971 à 1985, l’auteur de Quinze hommes splendides (Gallimard) et de Nirvanah (éditions Maurice Nadeau) révèle ici un épisode peu connu du journal fondé par Hubert Beuve-Méry.
Qu’Yvonne Baby soit une nouvelle fois chaleureusement remerciée pour sa confiance dans L’Intervalle.

« Un témoignage : Le Monde en mai
J’étais fière du Monde en mai 1968, et fiers, nous l’étions tous. Cette fierté, nous la devons à Hubert Beuve-Méry, fondateur du journal. Il a eu l’idée d’inscrire ce que nous appelons un bandeau, en haut des pages, et de regrouper toutes les rubriques sous un seul mot : « Agitation ». De la première à la dernière page, « Agitation » insufflait l’air et l’esprit de 1968. Nous, à la culture, nous étions déjà en état de révolte écrite pour défendre Henri Langlois, le directeur de la Cinémathèque française. Henri Langlois, une immense figure : il a collectionné les films dès leurs débuts, et a ouvert ses salles à ceux qui veulent savoir et comprendre que le cinéma est un art. Peu soucieux de culture véritable, le gouvernement d’alors tente d’écarter Henri Langlois – « Ce dragon qui veille sur nos trésors » a écrit Jean Cocteau.
Le bandeau « Agitation » répond bien sûr à la rue. Nous vendons Le Monde à la criée, nous en emportons des paquets, que nous remettons parfois, à une voiture qui passe, et qui rejoindra les points sensibles de la capitale. Nous irons de quartier en quartier, de faculté en faculté.
Mais les temps changent, ont changé, les barricades se sont défaites, de nombreux professeurs parlent à leurs élèves autrement, beaucoup de fonctions bougent et se mélangent, le Monde enlèvera son bandeau, « Agitation. » Peu après cette période, nous, les journalistes de la rue des Italiens, nous nous retrouvons tous convoqués, pour une réunion importante dans la grande salle de rédaction. Hubert Beuve-Méry est là, présence inhabituelle, derrière une table. Il prend la parole : « Nous avons bien couvert les évènements de 1968, nous étions à la fois la gauche et la droite réunis, pas l’extrême gauche, ni l’extrême droite, qui n’existent pas, heureusement, chez nous. Existe ce qui nous unit pour faire un journal indépendant, qui assure, en toutes circonstances, la liberté de l’information. Nous traversons, nous vivons, il est vrai, des jours particuliers, difficiles, et sans doute faut-il, de notre côté, en tenir compte. Et c’est peut-être le moment de mettre le journal à plat, » poursuit Hubert Beuve-Méry, « C’est pourquoi je propose à tous les chefs de service de démissionner. Puis nous allons voter pour nous, entre nous. »
Le vote a lieu, une majorité s’oppose, en désordre, à ces propositions. Hubert Beuve-Méry a souri, retourne à son bureau, silencieux. Mélancolie de groupes qui parlent d ‘une occasion manquée. Mais des voix s’interposent : à nous de les inventer, ces occasions, et de continuer nos combats.
Yvonne Baby »