Tout fuit, tout flue, tout échappe.
Heureusement, pour arrêter Chronos, il y a l’art, qui relève de l’Aiôn, d’un instant considéré comme totalité et infini.
Pour photographier la merveille dans l’attente, Etienne Buyse a imaginé de placer son appareil de vision derrière une aubette à la vitre opalescente (merci à Anne Norman pour la justesse de cet adjectif).
Le cadre est fixe ou à peu près, les passants se reposant quelques minutes avant de monter dans leur bus ou leur tramway passent.
L’aubette devient un panorama permettant de contempler en la devinant l’humaine condition, car ici les contours sont nécessairement rendus flous par la matière même de la vitre.
L’exercice pourrait n’être que formel, mais il est bien plutôt empreint d’une profonde tendresse envers ces silhouettes, masculines, féminines, ces corps de toutes natures, qui forment un spectacle permanent.
Temps d’arrêt est un livre d’Etienne Buyse conçu avec les éditions belges ARP 2 Publishing.
On est en ces territoires de précaution du côté de l’infra-ordinaire, des petits riens qui disent beaucoup.
Ces fleurs jaunes sont peut-être des chrysanthèmes pour la tombe de mémé.
Ce sac d’école indique-t-il le début ou la fin de la journée de cours ?
Cette femme en tenue légère semble s’être préparée pour un rendez-vous galant.
Ces corps un peu voûtés sont sans nul doute penchés sur leur téléphone portable.
Ce buste de profil, pull tendu par une poitrine généreuse, ne donne-t-il pas envie d’engager immédiatement la conversation ?
Le regard du photographe s’épanouit sans prédation, il est d’une grande douceur.
Son travail est celui d’un coloriste faisant songer aux travaux d’un peintre pictorialiste.
Les poudroiements de couleurs forment la matière d’un rêve, d’un lointain amniotique.
L’alternance dans la même image d’espaces flous et d’objets nets (les chaussures dépassant de la vitre, le toit d’une voiture dans le premier plan, la carlingue d’un véhicule public) crée un double effet de réel et d’onirisme.
Les dos ou objets posés contre la vitre de l’aubette ne nous obligent plus à faire le point.
Tout en cet écran de projection fantasmatique est écriture, des tags éphémères aux tissus des manteaux indiquant les saisons.
Les êtres solitaires ou en dialogues que saisit le photographe sont des précipités de vie, dont la vulnérabilité même (leur dos, leur inconscience) déchire l’âme de qui les contemple vraiment.
Il y a de l’Edward Hopper chez Etienne Buyse, des fragilités de cinéma soumis au cyclone du temps, qui ravage, qui engloutit, et qui sauve quand on entre avec lui en amitié.
Etienne Buyse, Temps d’arrêt, texte Anne Norman, ARP 2 Publishing, 2018
Le blog de Fabien Ribery 