
« Quelque chose qui ne passe pas, demande à prendre forme, qu’il s’agit de déchiffrer obstinément sur le fil des frontières, de sculpter à l’os jusqu’à la poussière. »
Sylvain George écrit et filme à partir de l’ordre du crime formant la substance même de la biopolitique des sociétés de contrôle avancé.
« Quelque chose manque, résiste pourtant, fait front, vient au-devant des vivants, reste au loin, si proche pour autant, met à distance obstinément. Quelque chose nous regarde.»
Noir Inconnu, son dernier recueil publié chez De L’Incidence Editeur, après une série de quatre astres incandescents chez NP Editions (Time Bomb, Le Poème Noir, La Vita Bruta, Ad Nauseam – présentés dans L’Intervalle), est un vaste chant de solitude et de rage froide composé en solidarité de fond avec les assassinés de l’Histoire, les effacés, les depuis toujours oubliés.
« Un homme est mort et personne ne le sait vraiment. Eux n’en finissent plus de le pleurer. Femmes, hommes… A moins qu’ils ne soient des centaines, à moins qu’ils ne soient des milliers, un homme est mort et personne ne le sait vraiment. Personne ne sait vraiment ce qu’est ce morceau de météore, ce morceau d’espace et de temps, brûlé et flottant. »
Noir Inconnu est un cri, est un refuge, est une méditation, regroupant en 59 espaces flottants, plus un exorde et un épilogue, les errances et psaumes furieux d’un Wanderer n’acceptant pas l’état de guerre de quelques-uns contre tous.
« Coulé à pic. Anéanti. Sans retable. »
Le noir libère des forces sauvages qui sont celles du pleinement vivant, des visions comme autant de séquences filmiques insensées, des embrasements de joie.
« Un homme est mort et personne ne le sait vraiment. Sinon les tristes remous, et ces ressassements amers qui nourrissent, à travers les âges, les désirs de vengeance à l’égard du réel. »
On ne cherche pas les papiers de reconnaissance, on les brûle.

« Combien de fois ai-je été fusillé, immolé, lapidé, pendu ? Brûlez-moi ! Brûlez-moi ! L’aurore seule est ma couverture ! «
On ne distingue pas entre les visages, on les rencontre à tâtons, dans la douce violence d’une fête impensable pour les assis du jour.
« Terre de personne, / Loué sois-tu ! »
On ne clôt pas les identités, on les multiplie.
« L’ivresse, cette mer rouge, premier sang, de s’ouvrir et se répandre comme furie dans le sable des oueds asséchés et sans détours. »
Et s’il y a racine, c’est qu’il y a ici radicalité.
« Il fait nuit depuis toujours, et j’ai l’espoir aigu d’un chien de chasse. »
Préférer le secret et l’ivresse à la surveillance administrative menant à la réclusion.
« Un peu d’or méditerranéen. »

Sylvain George est de la famille des Gaël Bonnefon, Stéphane Charpentier, Gilles Roudière et Jacques-Henri Michot, pour qui l’intégrité est une ligne de vie, et une façon de choisir ses amis.
« Est-ce la fin ? Le jour venu ? Le moment de partir ? »
Scat, sample, mixages (Paul Celan et le jeune exilé de Calais, la Bible et Henri Michaux, Walter Benjamin et les Gilets jaunes), dérivations poétiques, conduiront la danse du verbe, qui n’est surtout pas une propriété personnelle.
« Nos yeux brûlent au gaz, nos vêtements puent au gaz. Nous : corps-lacrymogènes ! Ici, ailleurs, nous sommes pourtant ! Et nulle part, des êtres de nulle part ! »
Ecrire avec et contre Verdun, la Marne, le tombeau méditerranéen, les polices.
« Le mal, je suis, loup. Pour eux la bête à tuer, simple bête coagulée des acrimonies du sang et de la haine répandus : animal-machine, hors désirs, hors sensations esthétiques et politiques. »
Dans la poussière des camps (épilogue), il y a des icônes piétinées, des cartographies imaginaires, des possibilités d’accouplement, des yeux de poissons morts.

« Je n’ai plus rien à offrir aux vers. »
Dans un texte critique associé au livre, Antoine de Baecque écrit superbement sous forme de lettre : « Ce que j’aime aussi dans votre texte – toujours la voix de Godard, que j’entends en vous lisant, mêlée à celle de Valérie Dréville – est le rythme de ce qui revient, de ce qui va et reflue, comme ces « vagues irrégulières » qui viennent s’échouer tout au long du texte, comme le retour du temps d’entêtement du verbe prend, relâche, puis reprend le lecteur, un sourd entêtement qui n’abandonne jamais et anime l’écriture de l’intérieur. »
Cet entêtement est une éthique, une joie de prose libérée et de révolte, contre la loi des blessures et des humiliations.
Sylvain George, Noir Inconnu (Wanderer), contributions critiques de Camille Louis, Antoine de Baecque et Emmanuel Alloa, De L’Incidence Editeur, 2019, 272 pages
Sylvain George – Noir Production