De l’art de la critique en photographie, par Christian Gattinoni

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© Krystyna Dul

Depuis plusieurs semaines, je croisais le nom de Christian Gattinoni dans des publications, dans le livre de Marie L Borgia, Rencontres en Amnésie (André Frère Editions, 2019), dans celui de Krystyna Dul, Resonance (Lëtz Arles a.s.b.l. / Centre national de l’audiovisuel (CNA), Luxembourg, 2019), et comme coauteur avec Yannick Vigouroux de l’ouvrage Histoire de la critique photographique (nouvelles éditions Scala, 2017).

Interrogeant ma propre pratique, il m’importait de comprendre de quelles nécessités et désirs relevait son activité de critique, déployée dans de multiples lieux et en de nombreux gestes d’intervention, notamment comme commissaire d’exposition et créateur du site lacritique.org.

Nous avons conversé très librement.

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© Krystyna Dul

Comment avez-vous rencontré l’œuvre de Krystyna Dul, née en 1986 en Pologne, vivant et travaillant au Luxembourg ? Elle fut exposée cet été à la chapelle de la Charité durant les Rencontres de la Photographie d’Arles.

J’avais été intéressé par la sensibilité et la singularité de son travail lors d’une lecture de portfolio en 2017 lors du Mois Européen de la Photographie au Luxembourg, je souhaitais poursuivre une collaboration avec cette artiste.

Vous avez participé par un texte au catalogue Resonance. Comment définiriez-vous l’esthétique et les recherches de cette artiste ? A quelle famille photographique l’apparenteriez-vous ?

Pour moi, il s’agit d’une fiction critique qui dresse le portrait psychologique d’un collectionneur à travers ses obsessions. Cette série détourne avec ironie les codes des mythologies personnelles.

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© Krystyna Dul

Resonance, qui est un travail sur une archive imprimée, notamment des magazines de charme, et la présence fantomatique de leur propriétaire-collectionneur dans l’appartement qu’il habita, est-il caractéristique de l’œuvre de Krystyna Dul ?

Elle s’attache aux visages et aux corps dans leur évolution, à l’énergie des êtres humains comme aux manifestations de leur subconscient.

Krystyna Dul cherche-t-elle à interroger les stéréotypes s’attachant à la représentation du corps des femmes ? Son regard est-il constatif ou critique ?

Pour moi Krystyna Dul s’intéresse plus à des états de la représentation corporelle y compris stéréotypée qu’à une critique du machisme ordinaire.

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© Krystyna Dul

De quels désirs procède votre activité de critique d’art, particulièrement en matière de photographie ?

Je fais partie de cette seconde génération qui en France à partir des années 1980 a poursuivi les interrogations des pionniers institutionnels. J’ai mené un travail de curateur et de critique d’abord en créant l’association Photolangages qui s’affirmait ainsi : « Défendre la photographie de recherche dans ses rapports aux autres arts et aux sciences humaines. » La prédominance d’un corps identitaire m’a poussé en m’intéressant aux liens entre danse, performance et photo à avancer le concept d’image performative. Par ailleurs, mon intérêt pour une forme d’engagement développé dans mon propre travail de photographe sur la mémoire de la Shoah m’a amené à réfléchir sur les fictions documentaires.

Votre livre écrit avec Yannick Vigouroux, Histoire de la critique photographique, semble marqué par la présence douce et intelligente du romancier, photographe et journaliste Hervé Guibert, plusieurs fois évoqué. Que lui devez-vous ? La critique française serait-elle plus littéraire que la prose anglo-saxonne ?

Hervé Guibert a d’abord été le premier critique du Monde dont les intérêts étaient ouverts sur toutes sortes de pratiques, il a été aussi un auteur explorant les liens photo-texte, renouvelant les mythologies personnelles dans une série comme Suzanne et Louise. Et un immense écrivain de l’intime.

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© Krystyna Dul

Emile Zola et Victor Hugo furent peut-être les premiers de nos grands auteurs à ne pas être ambivalents avec la photographie. Pourquoi ? Les mentalités avaient-elles évolué ?

Ils ont une pratique personnelle qui les accompagne au quotidien, Zola d’abord dans le cercle intime puis comme reporter. Quant à Victor Hugo, j’ai pu écrire qu’il était le premier photographe conceptuel, en mettant l’image au service de la dénonciation de son exil en confiant la production à ses proches, Bacot Vacquerie et ses fils. Il écrivait « c’est donc la révolution photographique que nous voulons faire. (En attendant). »

Pourquoi Lewis Carroll fut-il si passionné de photographie ? Que recherchait-il ?

A côté des portraits de ses amis peintres, écrivains et scientifiques, il voit dans la photographie l’outil capable d’incarner ses rêves et fantasmes de petites filles dont Alice reste le modèle idéal.

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© Krystyna Dul

Vous rappelez, après avoir souligné le rôle majeur de la revue La Lumière créée en 1851, l’importance de Jean-Claude Lemagny. Qui fut-il ?

Une revue et un institutionnel, deux acteurs toujours nécessaires pour le développement d’un art. Jean-Claude Lemagny a toujours été l’interlocuteur des photographes dont il a accompagné l’œuvre, en leur permettant d’accéder à la collection de la Bibliothèque Nationale de France. Il a convaincu les responsables de consacrer un budget aux acquisitions pour compléter les dons effectués au nom du dépôt légal des œuvres multiples. Il a été un théoricien important à travers des livres comme L’ombre, la matière , la fiction.

La revue Documents de Georges Bataille n’est-elle pas cardinale jusqu’à aujourd’hui dans la pensée du rapport texte-image, la logique du montage et la conscience du caractère fondamentalement hétérogène des images ?

Sa contribution reste primordiale, Bataille a su mêler les apports des sciences humaines et les œuvres des plus grands créateurs de son époque, des statuts d’images et de textes très différents, les fusionnant dans des montages et des mixtes fictionnels et critiques.

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© Krystyna Dul

Par les travaux de Georges Didi-Huberman, assiste-t-on selon vous aujourd’hui au triomphe de l’anthropologue des images Aby Warburg, par-delà la figure tutélaire du décillant Walter Benjamin ?

La pensée et l’œuvre d’Aby Warburg a été une révélation récente , soutenue par les essais de Didi-Huberman, mais aussi par sa matérialisation dans une exposition comme Histoire de Fantômes pour grandes personnes produite avec la collaboration du photographe Arno Gisinger. La pensée de Walter Benjamin plus connue depuis longtemps a été un peu banalisée par les nombreuses exégèses notamment universitaires qui en ont été menées. Elle reste cependant importante.

Quelle vous paraît être la fortune critique actuelle de Denis Roche ? Paraissent ces jours-ci au Seuil un essai de Jean-Marie Gleize, Denis Roche, Eloge de la véhémence, ainsi que Temps profond, Essais de littérature arrêtée 1977-1984, de l’auteur de Louve basse.

Je ne peux que m’en réjouir pour avoir défendu son travail en tant que commissaire d’exposition dès les années 1980. Son apport interférant sur la littérature et la photographie reste d’une haute singularité, et n’oublions pas non plus son apport d’éditeur au sein de Fiction &Cie.

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© Krystyna Dul

L’expression de Dominique Baqué photographie plasticienne vous semble-t-elle toujours pertinente pour désigner des travaux actuels ?

D’autres concepts plus précis s’y sont substitués comme, la photo pauvre illustrée par Yannick Vigouroux et Jean-Marie Baldner, l’image opératoire des nouvelles technologies, la photographie expérimentale, contre les appareils défendus par Marc Lenot, ou celui d’image performative que j’essaie de mettre en place.

Que reste-t-il aujourd’hui de l’apport critique de Bernard Lamarche-Vadel ?

La singularité critique de BLV se manifeste dans le faste de son écriture, dans la subtilité aussi de concepts tels que les seuils de vision. Il est impossible d’envisager une vraie critique sans un style très personnel.

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© Krystyna Dul

Vous avez enseigné à l’Ecole de la Photographie d’Arles (ENSP), où ont professé également Arnaud Claas et Christian Milovanoff. Quelle place faite à l’écriture critique dans cette école ?

Au sein de l’ENSP, on a toujours exigé des étudiants un recul critique sur leur production et celle des autres lors de séminaires critiques collectifs notamment. Mais aussi par la rédaction de Musée Imaginaires dans les premières années, puis d’un mémoire. Théorique plus récemment. Des workshops permettant de gérer des œuvres issues de collections, celle du Fnac ou d’Agnès B, leur ont permis de s’initier à des pratiques curatoriales critiques. Ce livre est notre cinquième ouvrage dû à la collaboration avec Yannick, ancien étudiant d’Arles. A côté de nos diplômés, purement artistes, les nombreux théoriciens et critiques qui en sont issus tels Clément Chéroux, Florian Ebner ou Luce Lebart prouvent cette réussite. Elle s’affirme aussi dans la recherche de qualité menée dans la revue Inframince à laquelle contribuent des étudiants.

Avec votre œil expert, dans quel champ critique inscririez-vous L’Intervalle ?

En France, en dehors d’Artpress et de Fish Eye, la critique photographique se trouve surtout sur internet, les blogs comme Lunettes Rouges, ou L’intervalle, et des revues en ligne comme lacritique.org sont essentiels. L’intervalle manifeste aussi son originalité par une réelle qualité d’écriture.

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© Krystyna Dul

Quel est le dernier ouvrage critique que vous ayez lu avec passion ?

Pour une photographie documentaire critique de Philippe Bazin paru chez Créaphis en 2017, le mélange d’une parole artistique incarnée liée à sa collaboration avec la philosophe Christiane Vollaire approche ce que nous défendons avec mes amis du Graphe de Carcassonne avec qui nous organisons le Festival Fictions Documentaires.

Propos recueillis par Fabien Ribéry

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Krystyna Dul, Resonance, textes Paul di Felice et Christian Gattinoni, Lëtz Arles a.s.b.l. / Centre national de l’audiovisuel (CNA), Luxembourg, 2019

Krystyna Dul – site

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Christian Gattinoni & Yannick Vigouroux, Histoire de la critique photographique, nouvelles éditions Scala, 2017, 130 pages

Christian Gattinoni – site

lacritique.org

nouvelles éditions Scala

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© Krystyna Dul

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Se procurer Histoire de la critique photoghraphique

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