
« Les choses ne sont pas difficiles à faire, ce qui est difficile c’est de nous mettre en état de les faire. »
Vous avez peut-être prévu de vous rendre à Bruxelles pour l’exposition Brancusi ayant lieu au Bozar.
C’est très bien, nécessaire, important, mais il y a mieux encore, beaucoup mieux, beaucoup plus jeune, beaucoup plus neuf, débarrassé des exhibitions sous cloche et des scénographies assez peu inventives.
Il y a un livre, somptueux, se présentant sous coffret noir comme un astre surgi du néant.

Un hommage en photographies noir & blanc à l’un des plus grands sculpteurs du XXe siècle.
L’auteur en est Dan Er. Grigorescu, qui cherche en Brancusi les points d’épure et de modernité absolue.
Son livre Brancusi ou l’anonymat du génie parut pour la première fois en 1967 aux éditions Méridiane à Bucarest. Il était temps de le republier dans son format album original, en le complétant d’archives inédites.
On imagine parfois le sculpteur en paysan reclus, poursuivant obstinément son grand œuvre loin du regard de ses pairs, mais rien n’est moins vrai.

Ayant travaillé dans l’atelier de Rodin, Brancusi connut l’ensemble des pionniers de la modernité (Man Ray, Francis Picabia, Marcel Duchamp) et fut très soucieux de son image, choisissant peu à peu d’en être quasiment le seul maître, en photographie ou en film.
Grigorescu l’élu choisit le fond uniformément noir pour exalter les qualités plastiques des sculptures de l’artiste roumain, l’exposant ainsi dans toute sa force métaphysique.
Brancusi ne sépare pas le vernaculaire du moderne, cherchant à renforcer l’un par l’autre, tout en puisant dans les éléments premiers de la nature une source d’inspiration infinie.
Aux côtés des deux autres éléments d’un ensemble monumental disposé sur un axe de près d’un kilomètre de long, inauguré en 1938, la Porte du baiser et de la Table du silence, la célèbre Colonne sans fin visible à Târgu Jiu, petite ville du centre-ouest de la Roumanie, reprend ainsi le motif traditionnel du rhombe (losange en volume) pour en faire une sorte de pas de vis en bois pénétrant le ciel.
Il y a chez Brancusi l’idée maîtresse d’une unité, d’un tout organique, les gestes d’une danseuse évoluant dans son atelier sur un socle de pierre rejouant le spectacle des arbres animés par le vent.

D’une liberté folle, ses œuvres relèvent d’une force antitotalitaire considérable, loin, très loin du vacarme de l’Histoire, parce que très anciennes et très nouvelles à la fois.
Pas de sentimentalisme, encore moins de bavardage, mais la noble nudité des matières, bois, bronze, pierre.
Dan Er. Grigorescu montre le fond de paganisme dans l’œuvre de Brancusi, sa puissance de fétiche dans un monde sans dieu, et la volonté de réparer, peut-être, par la pureté des formes, les blessures les plus intimes.
Le bloc de pierre montrant deux personnages enlacés en train de s’embrasser pourrait être du paléolithique, ou d’un Gaston Chaissac roumain, avant que n’apparaisse de façon sidérante un visage de nature extraterrestre.
Le reflet d’un tronc de femme en marbre sur une plaque de verre n’est pas une mutilation, mais une volonté de saisir l’essence même de la douceur appelant un profond recueillement.
Ayant fait voyager à la Biennale de Venise ses sculptures les plus imposantes par la grâce des photographies de Dan Er. Grigorescu, Constantin Brancusi sut être ici et là, au cœur du temps et dans un espace débarrassé des pièges de l’idéologie.
« Chez Brancusi, écrit superbement Dan Haulica, tout est œuvre, pas seulement les sculptures, mais tout l’atelier avec ses bancs, taillés dans des troncs massifs, avec les chaises, qui pourraient être de robustes socles d’une géométrie originale, avec ses tables de pierre rondes, austères, comme d’antiques autels. Ces œuvres semblent appeler l’offrande de formes vierges, marbres ou bronzes d’un ovale incorruptible, têtes reposant en silence sur ces dalles. Elles sont pareilles à un astre rêveusement déposé dans la paume géante du monde. »
Ici, la simplicité est d’une gravité imposant le silence, et bientôt la joie d’observer en soi le recul de l’ego devant une force bien plus fondamentale.
« La technique et la beauté, poursuit Haulica, se rejoignent chez Brancusi plutôt dans un sens originel, celui de la Grèce ancienne, qui employait le même terme – techne – pour l’art et l’artisanat ; la culture n’était pas pour lui une accumulation encyclopédique, elle était une robuste efficacité intellectuelle. Dans ce sens, comme jadis Léonard de Vinci, non par curiosité illimitée, mais par intelligence ingénue, il piétine les frontières qui séparent didactiquement les divers domaines. »
Brancusi cherche en effet, par les vertus d’un artisanat pratiqué de façon supérieure, l’accord entre l’homme et le monde, comprenant la valeur ésotérique de la géométrie, d’union entre le terrestre et le céleste.
Dan Er. Grigorescu, Brancusi, textes Julie Jones, Dan Haulica et Câlin Dan, Editions Xavier Barral, 2019, 80 pages – 80 photographies noir & blanc
Aller au Bozar (Bruxelles) pour l’exposition Brancusi – jusqu’au 10 janvier 2020