« Ce qui nous tue nous décore aussi. »
« Le deuil met le monde en mouvement » (Pierre Fédida), oui, peut-être, sûrement.
Une personne que l’on aime meurt subitement, qui interroge l’écriture de nos vies, ses lignes, les signes d’abord inaperçus d’un malheur se préparant, déjà décidé.
On interroge les astres, on se retourne la peau, on navigue à vue entre Vésale et Copernic, l’anatomie et le mouvement des astres.
La mort touche, c’est une grande créatrice dans la destruction.
La narratrice du premier roman, très beau, très profond, d’Hélène Giannecchini, Voir de ses propres yeux (Seuil, 2020), ayant connu la brusque disparition d’un être aimé, a une obstination : penser le corps mort, penser le mouvement même d’ouverture que le deuil peut induire, son don même.
« Pour que votre décès devienne pensable, pour que je puisse me l’incorporer, je dois l’inscrire dans une histoire qui vous excède, celle de l’art et des sciences qui abolit votre singularité mais me permet pourtant une adresse secrète. »
Que nous adresse la mort ? Que faire de sa leçon froide ? Que comprendre du surcroît de vie qu’elle nous offre ?
La chambre est vide désormais. Même passée au rayon X, nul n’y trouvera la présence d’un squelette.
Là-bas, en direction des Alpes, il y a une maison de campagne, vous la connaissez depuis toujours, mais un matin, alors que vous aviez décidé d’y apaiser un peu votre âme, le grand cyprès qui la borde est cassé, rompu, effondré.
La chute serait-elle notre état ontologique ?
Ne cesser de chuter, en lisant (La Montagne magique, de Thomas Mann), en regardant droit devant (le peintre et illustrateur scientifique Jan van Calcar, les photographes Sally Mann et Andres Serrano, les écorchés de Jean-Honoré Fragonard), en voyageant (visite au musée de la Specola de Florence), en écrivant.
« On ne dit pas assez la joie que nous donnent les morts, quand nous vous mettons en terre, quand nous vous laissons brûler ou vous disperser, ce moment où les vivants sont unis et se parlent, où notre vie bat plus fort au contact de la vôtre arrêtée. Oui, le bonheur est un pli du deuil, il est féroce, insensé et troue la monotonie de la peine, il vient par le corps, j’ai envie de vivre, d’aimer, de jouir, de penser, de rire, je vous doit cette intensité et je vous la destine. Après le choc de ta mort, mais encore dans sa première onde, nous avons dansé la nuit entière. »
Lors des obsèques, une femme est là, mystérieuse, très certainement une messagère.
Ne pas la perdre de vue, la suivre, lui demander son numéro de téléphone.
Le plus difficile n’est pas de constater la puissance d’une vision, mais de savoir ne pas l’oublier et lui conférer sa juste place destinale.
Peut-on s’approcher, comme Muybridge le fit en décomposant le mouvement d’un cheval, de l’instant de l’envol, de la mort, de la palpitation de vie jusque son abolition ?
Le couteau est planté dans le cœur de l’aimé(e), mais c’est vers nous qu’il pointe.
A chacun d’inventer un lien avec ses morts, de les réinventer, de leur donner forme.
Que voir à l’intérieur d’un cadavre ? Son propre visage ? Le Temps lui-même ? Quelles sont les couleurs de la vie qui a fui ?
Quels savoirs secrets détiennent les travailleurs de la morgue (lire à ce propos l’extraordinaire Le Faste des morts, de Kenzaburô Ôe, 1957, et voir le dernier ouvrage photographique de Sébastien Van Malleghem, Mexican Morgues) ?
« J’appartiens maintenant à ceux qui côtoient la mort depuis plusieurs années, mes recherches ont l’allure d’une longue autopsie et il faut rendre à ce terme toute sa puissance étymologique : depuis des mois je vous de mes propres yeux. Ils ont plus ouverts, ou plutôt vous me les avez ouverts. »
Pourquoi ai-je depuis si longtemps sur mes étagères une reproduction du masque en cire de Pascal ?
Mon intérêt pour la photographie provient-il des traits du visage conservé du janséniste?
Pourquoi Naples est-elle peut-être la première capitale de l’Europe ?
Pourquoi a-t-on oublié pendant si longtemps le clitoris de l’histoire de l’anatomie, les femmes ayant été pourtant abondamment disséquées, ouvertes, exhibées ?
Voir de ses propres yeux est une enquête sur la façon dont la mort informe la vie, sur la façon dont nous mettons en scène les défunts, sur le pouvoir de l’art à témoigner de l’impossible et à creuser le passage entre les défunts et les vivants.
Hélène Giannecchini, Voir de ses propres yeux, Seuil / La Librairie du XXIe siècle, 2020, 206 pages
La Librairie du XXIe siècle – Seuil