Libertés du modèle, par Jean-Claude Bélégou, photographe

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© Jean-Claude Bélégou

En ces temps hautement troublés, les correspondances numériques sont abondantes.

Je reçois des textes, des propositions, des maximes, des idées.

Le photographe Jean-Claude Bélégou – présenté régulièrement dans L’Intervalle – m’envoie quelques notes au sujet du thème fécond de l’artiste et son modèle.

Ses réflexions sont riches, précieuses, je lui propose de les publier dans L’Intervalle.

Chers amis du nouveau monde qui vient, les voici.

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© Jean-Claude Bélégou

« Donner son corps à l’art plutôt qu’à la science…

Je cherche à tirer la photographie du côté du mental, donc pas tant du voir que de la subjectivité, de la sensation et du sentiment. Cosa mentale disait Léonard de Vinci au sujet de la peinture.

On ne photographie pas des âmes mais des corps, pourtant ce que je cherche est une intériorité et je sais ne l’atteindre qu’en allant au plus près des corps, qu’il s’agisse de chair ou de terre ou d’eau. Je suis en quête d’équivalences de sensations intérieures.

« Si je crois en Dieu ? Quand je peins », aurait dit Matisse. Si je crois en l’âme ? Quand je photographie…

 

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© Jean-Claude Bélégou

Atteindre cette sublimation exige du modèle un don total de lui-même, j’ai pour mes modèles une extrême gratitude et un profond respect. Gratitude pour ce qu’ils sont dans l’offrande, pour ce qu’ils offrent avec liberté. Voire une certaine vénération à l’égard de leur dévouement généreux à l’œuvre, leur compréhension qu’ils ne posent pas pour eux-mêmes, ni d’une certaine façon pour moi mais, sont au service de l’œuvre autant que je le suis.

Inversement, les modèles ont confiance en moi, autant artistiquement que humainement, sans quoi rien ne serait possible. Et sans doute il semblerait que je possède dans la vie en général un certain charisme, je ne saurais dire pour quelles raisons précisément.

Sans doute, c’est une des raisons pour lesquelles mes modèles peuvent faire, dans le cadre de la prise de vue, preuve d’une totale impudeur, d’un abandon total de leur corps, y compris s’endormir pour de bon ou avoir des émois charnels. Ils savent qu’il s’agit, pour reprendre une formule connue, d’un jeu sans autre enjeu que l’œuvre. Que la prise de vue est un hors-monde, un moment de fiction onirique où tout est permis, qui n’est pas permis dans le monde réel, un espace de liberté, car il n’y a pas d’art sans liberté et on ne fait pas de l’art avec de bonnes idées ou de bons sentiments mais avec des formes, des couleurs, des sons… Je poursuis une vérité des êtres, je m’interdis tout préjugé physique sur le choix des modèles.

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© Jean-Claude Bélégou

À quoi est occupé l’artiste ? À résoudre cent problèmes à la seconde : la pose, le moment à saisir de l’expression ou du mouvement, le point de vue, la lumière, la composition, le cadre, le point, la profondeur du champ… À imaginer l’image.

Le modèle est à la fois ce qu’on imite et ce à quoi on donne forme, ce qu’on modèle. Il n’est pas difficile de solliciter une pose, encore que toutes les morphologies ne vont pas prendre une même pose de la même façon. Et que tel modèle sera à l’aise dans le mouvement qui n’aura pas énormément de présence dans des poses statiques et inversement. Il est exceptionnel que je sollicite une expression du visage. Ma règle de conduite générale est de laisser venir comme ça vient parce que finalement des expressions assez neutres (vagues, rêveuses, songeuses) me satisfont. Je dis souvent aux modèles de seulement s’abandonner à eux-mêmes. Bien sûr je sais qu’un modèle nu sera plus facilement ému qu’un modèle vêtu, que les yeux clos ou le regard appareil différeront, que s’il y a un contact physique avec le modèle (comme ceci a pu être le cas par exemple pour des séries comme Les Voiles, La Terre, Corps à corps, Artiste et Modèles), comme simplement prendre sa main, je vais induire des expressions quelles qu’elles soient. Qu’une pose très offerte va engendrer davantage d’émoi. Et il peut m’arriver de chercher à générer un trouble émotionnel, de cette façon ou d’une autre, chez le modèle, de le pousser dans ses retranchements, ses limites.

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© Jean-Claude Bélégou

Je sais ce que je cherche, je suis suffisamment précis dans mes demandes, les poses notamment, pour que le modèle ne se sente pas livré à lui-même dans un total désarroi, voire une totale panique, et prenne des poses, au sens péjoratif du terme, qui seront attendues et sans intérêt. Il faut continuer à briser, ce qu’avaient entamé Rodin et Degas, l’académisme des poses. L’ennemi de la pose, c’est de poser.

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© Jean-Claude Bélégou

Je travaille seul, les prises de vues sont un tête-à-tête. Ce qui est vrai d’ailleurs aussi bien pour le paysage ou la nature morte, jamais de personne étrangère à cette confrontation, immersion. Pas de styliste, d’assistants, de maquilleuse, de je ne sais quoi qui est l’apanage des « professionnels de la profession » ! Pas de témoin, ni spectateur. C’est donc ce qu’on peut dénommer un rapport intime au sens étymologique du mot.

Je travaille très près du modèle, parfois dans le plan du corps, de façon à donner l’image d’une proximité. Presque toujours avec une focale normale, jamais avec un zoom ou même un téléobjectif. J’ai moi-même besoin de cette proximité, de même que dans un paysage j’ai besoin d’être immergé.

Je ne travaille pas avec des professionnelles. Comme Rohmer ou Bresson au cinéma, je préfère les débutantes novices et leur fraîcheur. Je n’ai jamais fait poser des modèles avec qui j’aurais eu une relation d’argent. Je n’ai jamais eu d’attirance pour les femmes vénales ni les hommes cupides. C’est un don/contre-don.

J’essaie, autant que faire se peut, d’avoir avec les modèles des temps hors de la prise de vue, les voir évoluer, bouger, parler, réagir dans la vie réelle. J’ai besoin d’un dialogue dans ces moments en dehors de la prise de vue. J’attache une grande importance à la qualité de la correspondance que nous pouvons avoir entre les prises, à l’implication mentale des modèles.

Mais pendant les séances de poses, nous travaillons dans un silence concentré, ce ne sont pas des « shootings » (terme dont j’ai horreur non seulement parce que c’est un de ces honteux anglicismes, mais pour ce qu’il évoque de violent, rapide et superficiel), mais des prises de vues méthodiques, dans le calme, longues, des journées entières, pour qu’il se passe quelque chose, que l’abandon du modèle à la prise ait lieu, advienne. Le silence, la durée, le lieu qui a quelque chose d’un hors-monde également sans doute, invitent à une complicité muette mais forte. Je suis patient, quoique obstiné. Travailler longtemps avec un même modèle, faire et refaire, approfondir, est toujours probant.

Pour que la technique ne s’interpose pas de toute sa lourdeur dans ce face à face, j’essaie de travailler avec le minimum requis d’appareillage technique, que celui-ci ne paralyse ni spontanéité, ni légèreté.

J’ai une puissante faculté d’empathie avec le modèle au moment de la prise de vue. Même ce qui est arrivé rarement, mais est arrivé quand même, avec des modèles qui ne m’étaient pas absolument sympathiques a priori, personnalités très égocentriques par exemple.

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© Jean-Claude Bélégou

Que faudrait-il ajouter? Une certaine expérience, un certain « métier » (bien que l’art ne soit nullement un métier) une sensibilité certaine, parfois à fleur de peau, aux choses et aux personnes, à la vie… Il y a une alchimie mystérieuse (mystique, celui qui se tait parce qu’il n’y a rien de possible à en dire) dans cette relation et dans la réussite ou l’échec des œuvres qui en résultent…

Jean-Claude Bélégou »

Et parce qu’il y a l’art pour ne pas désespérer totalement de la vérité.

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© Jean-Claude Bélégou

Photographies extraites de la série Sorrow, 2017/2019

Site de Jean-Claude Bélégou

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