
« J’entends les voix rauques des morts psalmodiant dans la nuit le chant des pénitents. » (J.-P.M.)
Le bagne de Cayenne (1854-1938), en Guyane, fut un centre de réclusion ayant reçu, parmi plusieurs dizaines de milliers de déportés, près de trois mille prisonniers politiques à la suite du coup d’Etat de Louis-Napoléon Bonaparte, et plus de quatre mille Communards, dont l’institutrice révolutionnaire Louise Michel.
La mortalité y était terrible, due à la malaria, aux conditions de vie désastreuses, aux travaux forcés, aux bagarres, aux maladies sexuellement transmissibles, au climat.

La République entendait ainsi reléguer dans une lointaine colonie inhospitalière un peuple jugé indésirable.
Le peintre corse Jean-Paul Marcheschi a fait le voyage jusqu’en Guyane, découvrant les bagnes de Cayenne et de Saint-Laurent-du-Maroni, y dialoguant avec les fantômes des malheureux, les montrant à la façon de Jean Genet, nus et affamés de sexe.
Republiant les textes de Pascal Quignard et de Jean-Paul Marcheschi accompagnant le catalogue de l’exposition éponyme de Rodez ayant eu lieu en 2006, Cayenne, Quartier de la Réclusion, les éditions nantaises Art3 Plessis offrent à ce travail remarquable la chance d’une résurrection.

Dans un journal tenu quinze ans après son séjour guyanais, le peintre dérive encore, entre pluies, moustiques et mygales.
On déterre des corps, des os se dressent, qu’habille d’un peu de charbon l’artiste psychopompe.
« J’attendrai, écrit-il, le retour à Paris, dans mon atelier, pour peindre ce que j’ai vu : les bagnards, le grand océan métallique, les lieux de la relégation, la couleur des pierres, celles des nombreux papillons et des oiseaux. »

L’enfer devient peinture.
« Jamais connu une telle profusion de vie, de fruits, de fleurs, de bêtes, d’odeurs que dans cet Eden inhabitable. Une sorte de malédiction climatique semble interdire que l’on jouisse de ses fastes. »
A partir de la Guyane, Jean-Paul Marcheschi poursuit son grand œuvre de ténèbres et son éloge des corps masculins, tordus, suppliciés, martyrisés.
Les nus de Cayenne bandent, pour rien, pour la vie, pour l’amour au-delà de la brutalité.
Dans l’un de ses ateliers sans fenêtre, le peintre retrouve en gestes ces hommes-vautours, ces vampires, ces bannis.
Ils sont là, debout, couchés ou flottant dans l’immémorial.
Ils naissent de la flamme, de l’ultra-vivant, des profondeurs de la substance, de la suie qui est un soi de cire fondue taillée dans l’impossible.
« Un soir de l’année 1984 j’ai fait de la flamme mon pinceau. Et toute ma vie s’en est trouvée changée. »
Les corps de feu sont des paysages dévastés, pourtant résistants.

Cayenne, Quartier de la Réclusion est un livre des Morts, une prière négative pour des agonisants de toujours, un voyage dantesque où Béatrice est une figure de poudre noire.
Les forçats se cherchent dans la nuit, creusent des trous dans le sol meuble, y enfouissent leur membre dur comme on entre de force au Paradis.
Ce sont des dieux secrets promis à la pourriture.
En quelques mots traversant la nuit, Pascal Quignard le rassembleur de contes les sculpte, s’approchant du diable comme on s’étourdit d’effroi.
« Pythagore a écrit lui-même dans son livre qu’il avait séjourné 207 ans aux Enfers avant de revenir chez les hommes. »
Ignoré, oublié, méprisé, le peuple des bagnards s’est levé, hurlant, menaçant, exultant.
Obscène.
Pour le célébrer, Jean-Paul Marcheschi invente une danse ithyphallique.
Ses hommes brûlés n’ont plus rien à perdre, libres de nous hanter longtemps.
Jean-Paul Marcheschi & Pascal Quignard, Cayenne, Quartier de la Réclusion, Art3 Editions Plessis (Nantes), 2020
