La parution de textes méconnus, inconnus, inédits de Simone Weil est toujours un événement.
Le volume V, premier tome, de ses œuvres complètes, paru cet automne chez Gallimard, est une édition remarquable de ses Ecrits de New York et de Londres, rédigés entre 1942 et 1943, alors que s’élabore le maître livre, L’Enracinement (tome 2).
Puissance de frappe d’une maison comme Gallimard pouvant offrir à une auteure radicale une édition scientifique aussi noble et précise, mettant le lecteur au travail en lui donnant les informations nécessaires à la compréhension de ce qu’il lit, sans l’ensevelir pour autant sous l’exégèse.
Une chronique pour présenter cet ouvrage de 762 pages ? Il faudrait un séminaire de six mois.
Nous sommes dans la dernière année de la vie de Simone Weil, cherchant à tout prix à rejoindre le Général de Gaulle à Londres, ne trouvant pas de passage depuis la France, et décidant d’abord de mettre à l’abri ses parents aux Etats-Unis, où réside son frère André.
Nous sommes en juillet 1942, entre Marseille, Casablanca et New York, avec une femme à la détermination sans faille, continuant son travail de fond : penser le christianisme en le dégageant de ses influences hébraïques issues de l’Ancien Testament – pour un Dieu d’amour et non de puissance – en le ramenant à ses influences hellènes (et pré-égyptiennes), et se battre pour la France Libre, notamment en rédigeant des articles en anglais – non parus – pour informer l’opinion publique de la situation d’effondrement, politique, moral, en France hexagonale, tout en réfléchissant à la situation coloniale et au sentiment d’avilissement des colonisés.
Il s’agit pour elle avant tout, qui se pose la question de son baptême, aboutissement de sa conversion au christianisme, étant d’origine juive, de redonner à la politique une assise spirituelle : « Le problème, écrit-elle au père Couturier, vient de ce qu’il devient urgent de remédier au divorce qui existe depuis vingt siècles et va toujours s’aggravant entre la civilisation profane et la spiritualité dans les pays chrétiens. »
Les premiers mois à New York sont pénibles pour l’ardente Simone Weil comprenant vite les difficultés d’obtenir les visas nécessaires pour être admise sur le sol anglais avec le projet d’y créer une formation d’infirmière de première ligne (on se souvient peut-être qu’elle en exprima le souhait lors de sa visite à Joë Bousquet à Carcassonne), ou, en cas d’échec de celui-ci, d’être parachuté en France pour une mission dangereuse (ce qui sera jugé totalement irréaliste par Pierre Brossolette et Maurice Schumann).
Dans un article intitulé Le gaullisme n’existe pas du tout en France comme mouvement politique… : « La France n’était pas préparée à une telle souffrance. A l’exception d’un très, très petit nombre de gens clairvoyants, aucun Français n’avait jamais imaginé que quelque chose de semblable pût arriver. (…) Il y a énormément d’amertume mais très diffuse, trop diffuse pour être force. Les gens sont amers contre tout et tout le monde, chez eux et au dehors. Il leur semble que tout et tout le monde les a abandonnés et ils se sentent terriblement seuls. (…) Les sentiments d’irréalité et de responsabilité ne peuvent coexister. Un dormeur qui fait un cauchemar ne se sent pas responsable. Il attend. (…) Pour l’essentiel, aussi incroyable que cela paraisse, la France est tout bonnement devenue apolitique. »
Et ceci, qui est très fort, juste, alarmant : « Ce serait une grande erreur de croire qu’on trouvera tout prêt dans la Résistance un commandement à la hauteur d’une situation d’urgence. Ni la sélection ni le contact avec le peuple ne sont suffisamment bons. En vérité il est très difficile de deviner où on trouvera les hommes capables de manifester du courage et des qualités pour commander, quand le besoin s’en fera sentir, et combien il y en aura [gloire de Jean Moulin]. »
Simone Weil espère donc que les Etats-Unis accélèreront leur effort de guerre, et de libération.
A propos des colonisés : « Le monde entier se dresserait contre l’Axe, si les Alliés laissaient entrevoir quelque espoir de liberté partout dans le monde. S’ils ne le font pas, la plus grande partie de l’humanité regardera les déploiements de force dans l’apathie et la désespérance. »
Dans un article intitulé Israël et les « Gentils », la philosophe écrit sans ambages : « La connaissance essentielle concernant Dieu est que Dieu est le Bien. Tout le reste est secondaire. Les Egyptiens avaient cette connaissance, comme le montre le Livre des Morts. »
Ecartelée entre le dimension d’amour de Dieu, et les malheurs des hommes, Simone Weil cherchera ainsi à n’être rien d’autre que le pur véhicule de la bonté divine, cherchant l’identification avec les plus misérables : consentir à n’être rien, avec ceux qui n’ont rien.
« Tout ce qui dans le christianisme est inspiré de l’Ancien Testament est mauvais, et d’abord la conception de la sainteté de l’Eglise, modelée sur celle de la sainteté d’Israël. »
Et ceci, qui est bien sévère : « Si les Hébreux, comme peuple, avaient ainsi porté Dieu en eux, ils auraient préféré souffrir l’esclavage infligé par les Egyptiens – et provoqué par leurs exactions antérieures – plutôt que de gagner la liberté en massacrant tous les habitants du territoire qu’ils devaient occuper. »
Dans une importante lettre de quarante pages au père dominicain Marie-Alain Couturier, publiée en 1951 par les éditions Gallimard dans la collection « Espoir » fondée par Albert Camus sous le titre Lettre à un religieux, Simone Weil s’interroge sur ses « hérésies supposées » et sa compatibilité avec son appartenance à l’Eglise catholique, entamant ainsi son propos, avant de lui énumérer des pensées faisant obstacle entre sa foi et l’Eglise : « Quand je lis le catéchisme du Concile de Trente [1566], il me semble n’avoir rien de commun avec la religion qui y est exposée. Quand je lis le Nouveau Testament, les mystiques, la liturgie, quand je vois célébrer la messe, je sens avec une espèce de certitude que cette foi est la mienne, ou plus exactement serait la mienne sans la distance mise entre elle et moi par mon imperfection. »
Comment croire en un Dieu de cruauté ?
Qu’est-ce que le véritable fanatisme ? « Si des Hébreux de la bonne époque ressuscitaient, et si on leur donnait des armes, ils nous extermineraient tous, hommes, femmes et enfants, pour crime d’idolâtrie. Ils nous reprocheraient d’adorer Baal et Astarté, prenant le Christ pour Baal et la Vierge pour Astarté. »
Christ est-il achronologique, et présent parmi les hommes depuis bien avant sa supposée naissance ?
Les Ecritures révélées ne sont peut-être pas que chrétiennes ? Le Verbe ne s’est-il pas incarné avant Jésus, par exemple chez Osiris, ou même Dionysos, voire… « la géométrie grecque » ?
Quels liens entre le christianisme et les Mystères antiques ? « L’Europe a été déracinée spirituellement, coupée de cette antiquité où tous les éléments de notre civilisation ont leur origine ; et elle est allée déraciner les autres continents à partir du XVIe siècle. »
Le Saint-Esprit n’est-il pas présent dès que quelqu’un approfondit sa tradition religieuse, qu’elle soit chrétienne ou pas ?
Peut-on croire des missionnaires qu’accompagnent des bateaux de guerre ? « Personnellement, jamais je ne donnerais fût-ce vingt sous à une œuvre de missionnaires. Je crois que pour un homme le changement de religion est chose aussi dangereuse que pour un écrivain le changement de langue. Cela peut réussir, mais aussi avoir des conséquences funestes. »
Les diverses traditions religieuses ne sont-elles pas des reflets authentiques de la même vérité ?
La vraie conversion n’est-elle pas de penser son Dieu à la fois comme personnel et impersonnel ?
La compassion, d’où qu’elle vienne, n’est-elle preuve d’un amour de Dieu ?
Dieu ne déborde-t-il pas l’Eglise ? « La conception thomiste de la foi implique un « totalitarisme » aussi étouffant ou davantage que celui d’Hitler. Car si l’esprit adhère complètement, non seulement à tout ce que l’Eglise a reconnu comme étant de foi stricte, mais encore à tout ce qu’elle reconnaît jamais comme tel, l’intelligence doit être bâillonnée et réduite à des tâches serviles. » ; « Ce qui est parfait, ce n’est pas l’Eglise, c’est le corps et le sang du Christ sur les autels. »
Pourquoi avoir exterminé les cathares ?
Quelles différences entre la conception manichéenne et la conception chrétienne du rapport entre le bien et le mal ?
L’Egypte n’a-t-elle pas connu la vraie religion ?
Pourquoi y a-t-il parfois autant d’avis divergents sur un même sujet de foi que de prêtres ?
Un homme ne peut-il être sauvé en dehors de son appartenance à l’Eglise ?
Les mystiques de diverses traditions ne sont-ils pas dans une recherche et vérité commune ?
Le progrès moral, après la Rédemption, n’est-il pas une fable ?
Le miracle ne serait-il que chrétien ? « La notion même de miracle est occidentale et moderne ; elle est liée à la conception scientifique du monde, avec laquelle pourtant elle est incompatible. Ce que nous regardons comme des miracles, les Hindous y voient des effets naturels de pouvoirs exceptionnels qu’on trouve chez peu de gens, et le plus souvent chez les saints. »
L’intelligence n’abandonne-t-elle pas ses prétentions devant un simple acte de charité ? « Toute l’âme, et non pas l’intelligence seule. »
Pour autant, l’Eglise empêchant le plein déploiement de l’intelligence humaine ne serait-elle pas en quelque sorte illégitime ?
Un enfant mort non baptisé serait-il moindre en destinée éternelle qu’un enfant mort baptisé ?
Qu’est-ce au fond que le péché originel ? N’est-il pas énoncé autrement, ailleurs, dans d’autres cultures ?
L’Eglise dans son autoritarisme si fréquent ne faillit-elle pas à sa mission ?
L’Eglise ne nie-t-elle pas son origine syncrétique ? N’a-t-on pas détruit systématiquement des documents précieux ?
Conclusion de cette lettre éblouissante : « Combien notre vie changerait si on voyait que la géométrie grecque et la foi chrétienne ont jailli de la même source ! »
On trouvera dans ce volume bien d’autres trésors (La personne et le sacré / la Seconde Guerre mondiale comme guerre de religion / Réflexions sur la révolte / Le problème des colonies / Marx et le marxisme / théorie des sacrements / profession de foi / questions politiques et constitutionnelles…), dont l’analyse précise déborderait largement le cadre de cet articule, dont le but est de transmettre par l’exemple d’une vie donnée totalement à sa recherche une parole, une foi, une vérité.
Simone Weil – dont la production d’écrits à Londres fut stupéfiante -, cet Antigone antimoderne, mourut de granulie pulmonaire (tuberculose) le 24 août 1943.
Comme Walter Benjamin ou Franz Kafka, il faut la redécouvrir et relire sans cesse.
Simone Weil, Ecrits de New York et de Londres (1942-1943), Questions politiques et religieuses, textes établis, présentés et annotés par Robert Chenavier, Jean Riaud, Patrice Rolland, avec la collaboration de Marie-Noëlle Chenavier-Jullien et Françoise Durand-Echard, Gallimard, 2019, 762 pages