Tout ce que je dis trois fois est vrai, par Jean-Patrick Manchette, écrivain

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Nada

Je ne lis jamais de polars, j’ai sûrement tort bien sûr, ou alors quand il est décalé, flamboyant et obsédé comme chez Pierre Bourgeade.

Pourtant, les titres m’arrêtent souvent.

Prenez ceux de Jean-Patrick Manchette (1942-1995), auteur de onze romans – dont neuf en Série noire chez Gallimard -, qui fut aussi dialoguiste, scénariste, traducteur, critique littéraire et de cinéma (pour Métal Hurlant, Charlie Hebdo, Charlie Mensuel…) : Laissez bronzer les cadavres ! (1971), L’Affaire N’Gustro (1971), Ô dingos, Ô châteaux ! (1972), Nada (1972), L’Homme au boulet rouge (1972), Morgue pleine (1973), Que d’os ! (1976), Le Petit Bleu de la côte ouest (1976), Fatale (1977), La Position du tireur couché (1981), La Princesse du sang (posthume, 1996).

Des faits, des comportements, un stylo behaviouriste, et des formules qui claquent.

Je lis donc essentiellement ses Lettres du mauvais temps, Correspondance 1977-1995, volume publié par La Table Ronde, au-delà de leur contenu, souvent furieux, voire méchant ou intransigeant, pour le verbe, la capacité à électriser les phrases, l’art de la pointe, la logique fantasque ou paradoxale, l’humour.

– « Pécuniairement, je me suis trouvé en radada. »

– « J’aimerais bien causer encore cinq ou six pages, mais il va être l’heure que je mette des chaussettes et j’aille voir La Cité des dangers au proche Olympic. »

– « Veuillez, Madame, Monsieur, vous faire lanlerre. [sic] »

– « Une façon de prendre ma lettre, c’est de considérer a priori qu’elle ne peut servir à autre chose qu’à se torcher puisque je suis une vieille starlette pro-situ. » (5 avril 1991)

– « Voulant sans doute imiter les maîtres américains, j’ai non seulement écrit un peu plus de romans que Raymond Chandler, mais encore j’ai tâché de boire autant que lui. Je n’ai évidemment pas son talent, et à présent il est apparu que je n’ai pas non plus son foie. » (29 mai 1992)

En 1994, des lycéens en voie professionnelle lui envoient un questionnaire très complet sur son activité d’écrivain, que l’on trouve ici reproduit dans l’épilogue.

Jean-Patrick Manchette, qui mourra six mois plus tard d’un cancer du pancréas, est épuisé. Ses réponses sont pourtant éclairantes :

« Ecrire est pour moi un métier au sens ancien du mot, une activité d’artisan ou d’ouvrier qui tire son plaisir de la réussite de l’ouvrage, qui recherche la meilleure conception, de bons matériaux, du savoir-faire, de l’innovation. J’ai fréquenté un vieil ébéniste et nous avions les mêmes sentiments sur nos métiers. »

« Mon « regard sur le monde » est anarcho-marxiste, pour le dire schématiquement. »

« La question des non-lecteurs me préoccupe beaucoup. »

Dans cette correspondance, il est souvent question de « contrats », de « fric », de colère, d’art du roman, de cinéma (films vus en salle), des relations avec Antoine Gallimard et les cercles situationnistes, mais on y lit aussi des témoignages d’amitié et d’admiration, pour Pierre Siniac, Richard Stark, Jean Echenoz, James Ellroy, Richard Morgiève (qui signe la préface), Ross Thomas.

James Hadley Chase ? « J’ai l’impression qu’il fait joujou avec une mécanique, il ne s’élève jamais assez pour produite véritablement une tragédie. » (16 septembre 1977)

Définition du genre noir (22 octobre 1979) : « Je ne crois pas que le genre noir commence par des histoires d’individus qui cherchent à acquérir du pouvoir. Il faudrait éplucher statistiquement les premiers pulp magazines, mais je pense (et je l’ai longuement écrit dans Ch. Mensuel) qu’au début du genre, il y a plutôt l’individu qui ne veut être ni maître ni esclave (pour garder une vieille typologie), dans un monde (urbain) où les conditions modernes ne veulent laisser subsister que l’un ou l’autre (je veux dire l’un et l’autre) – ce qui correspond en quelque mesure, d’ailleurs, à la représentation marxienne d’une humanité réduite à deux classes antagonistes. »

« Je continue à croire qu’à l’époque de Dashiell Hammett (pour ne citer que lui), il était judicieux, sur un plan stratégique, de publier les romans « noirs » dans le cadre de l’industrie du divertissement de masse ; et cela était encore vrai, en tout cas je l’espère, dans les années 70 (en France du moins), même si les conditions étaient déjà très différentes. Aujourd’hui c’est la culture tout entière qui a disparu dans le cloaque du divertissement et de la stimulation de masse. Autrement dit, le choix que l’on pourrait faire de publier des « romans criminels » en édition de poche pour exprimer son mépris des merdes actuelles qui veulent se faire passer pour de la littérature, ce choix a perdu son sens, il est aussi vain que le geste creux des camelots de la « contre-culture » aux alentours de l’année 1970. » (A Robin Cook, 14 septembre 1989)

A propos d’une traduction espagnole, fautive, de L’Homme au boulet rouge, Manchette s’emporte (10 décembre 1989) : « Le travail de traduction, et toute « l’industrie du livre », suivent la tendance générale de cette époque à la déqualification du travail humain et à la perte des connaissances autrefois possédées par les métiers. Je vous plains d’être les victimes de cette tendance, mais je vous méprise d’en être les victimes consentantes. »

En réponse à la proposition d’un festival « polar » à Bruxelles (22 septembre 1990) : « S’agissant du roman noir, et sans que je méprise a priori son aspect distrayant, je ne lui trouve de la grandeur que dans son refus de la « littérature » et dans l’audacieux mouvement qui lui avait fait porter l’esprit de critique en plein milieu du dispositif ennemi, c’est-à-dire dans l’industrie du divertissement. »

A Jean-Louis Sauger, le 4 avril 1991 : « J’ai l’habitude, qui peut être légèrement offensante, de ne pas donner mon adresse si je peux l’éviter. Aussi romanesque que ça paraisse, plusieurs désaccords graves dans des milieux ultragauchistes ont fait qu’à diverses périodes des gens m’ont promis de me casser la gueule à la première occasion. »

A Francis Dunkerque, jeune auteur (le 24 mai 1992) : « Je suis flatté que vous m’ayez adressé le manuscrit de votre roman Clermont-Ferrand et demandé que je vous communique mes impressions. Hélas, celles-ci sont extrêmement négatives. J’avoue n’avoir pas dépassé, dans ma lecture, le milieu du deuxième chapitre, car je trouve votre style tellement mauvais que j’en souffrais. »

Lettre à ses voisins du dessus, dont les enfants font un boucan de tous les diables, l’empêchant de se rétablir d’une grave opération subie et d’une dépression nerveuse (le 30 mai 1992) : « J’admire Madame Larrecq de supporter tout cela stoïquement et de ne pousser que peu de hurlements par jour. »

A propos du réalisateur de La Scoumoune et Deux hommes dans la ville (21 juillet 1992) : « D’abord je dois vous dire que je suis mal à l’aise vis-à-vis de José Giovanni. Le fait est qu’à ma connaissance il a fait partie de ces gangsters qui ont travaillé pour la Gestapo pendant la Seconde Guerre mondiale. Je pourrais parler d’une erreur de jeunesse, et en rester là. Mais ensuite, il s’est servi de son expérience pour écrire des romans dont les personnages sont des personnages assez connus de la Gestapo française. »

Vous le constatez, on ne s’ennuie pas chez Manchette.

Numéro de téléphone 43.42.52.95., essayez toujours.

(position sur la littérature énoncée en plusieurs lettres à Pierre Siniac : « Peut-être suis-je comme le renard de la fable, mais je ne porte pratiquement aucun intérêt à la littérature de première classe (contemporaine, s’entend), qui me semble ressasser seulement toutes les expériences formelles destructrices du début du siècle – alors elles avaient leur raison d’être, à présent c’est du réchauffé. Maintenant je ne vois de l’intérêt que dans la littérature de 2e classe, et de distraction – de la même façon que je préfère cent fois, platement, au cinéma Marathon Man ou Jaws à Chantal Ackerman », « Les gugusses modernistes ne font que réchauffer des restes de Céline, de Joyce, de Dada. »)

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Jean-Patrick Manchette, Lettres du mauvais temps, Correspondance 1977-1995, édition préparée et annotée par Jeanne Guyon, Nicolas Le Flahec, Gilles Magniont et Doug Headline, La Table Ronde, 2020, 544 pages

Editions La Table Ronde

Francisant Woody Allen, La Table Ronde publie conjointement play it again, Dupont, recueil des chroniques concernant les jeux de l’esprit aux règles improbables publiées par Jean-Patrick Manchette dans Métal Hurlant entre 1978 et 1980, qui y donne aussi régulièrement, sous le pseudonyme de Général-Baron Staff, son sentiment sur les figures marquantes du jeu d’échecs (Fischer, Spassky, Karpov, Kortchnoï).

Exemple : « Le wargame fatigue, le poker repose. Surtout si l’on va chercher les variantes les plus idiotes. Je ne vois pas pourquoi je n’irais pas. Mon but dans cette chronique est en effet de rendre les populations françaises intelligentes. Le seul moyen de les rendre intelligentes est l’invasion étrangère. L’invasion étrangère ne peut avoir lieu que lorsque la nation est abêtie. Pour rendre les populations françaises intelligentes, le plus urgent est donc de les abêtir. C’est la dialectique ! Vive Guy Béart ! Vivent nos moutons ! Revenons à eux. »

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Jean-Patrick Manchette, play it again, Dupont, Chroniques ludiques, 1978-1980, La Table Ronde, 2020

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