Fernando Pessoa et Frédéric Pajak, à l’usage de la vie

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© Frédéric Pajak

« La plupart de ceux qui épousent une cause, écrit Frédéric Pajak, au mieux m’indiffèrent, au pire me répugnent. Plus la cause est honorable, plus ils aggravent leur cas. Ils partagent la même ferveur aveugle que les évangélistes, la même béatitude, la même conviction inébranlable, le même prosélytisme. Parmi eux, les économistes, ces religieux matérialistes. Dès que j’aperçois un homme – ou une femme – pétri de conviction, je m’enfuis. Je vais boire un verre dans les vignes, chez l’ami Gilles. Nous prenons soin de ne pas refaire le monde.  »

La parution depuis 2012 des neuf volumes écrits/dessinés de Frédéric Pajak constituant l’ensemble Manifeste incertain est l’une des plus belles et passionnantes entreprises littéraires de ces dernières années – le Manifeste incertain 7 consacré à Emily Dickinson et Marina Tsvetaieva a obtenu en 2019 le prix Goncourt de la biographie.

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© Frédéric Pajak

Fin de partie avec le dernier tome consacré à l’étrange Fernando Pessoa, auteur miraculé (l’ensemble de ses écrits fut retrouvé dans une malle contenant trente mille documents, presque tous inédits), peu publié de son vivant, avant d’incarner – mais l’a-t-on lu à fond ? – la stature du grand écrivain national.

Souffrant de troubles dépressifs et identitaires, inventeur de multitudes d’hétéronymes diffractant les différentes facettes de sa personnalité (notamment l’emporté Alvaro de Campos), Pessoa le gnostique considère l’écriture comme un territoire magique, ésotérique, hermétique, un transfert de corps à corps.

On voit en lui un symbole de la saudade portugaise, quand il est davantage un phénomène littéraire extravagant , doublé d’un employé de bureau terne, sans sexualité, petit homme gris invisible et ultralucide.

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© Frédéric Pajak

Tagué sur les murs de Lisbonne, à l’instar de Frida Kahlo ou de Che Guevara, Pessoa est une star, mais qui le connaît ?

Etablissant en la questionnant sa biographie, Frédéric Pajak ouvre sa propre vie à celle de son illustre devancier, les lignes de vie de l’un autorisant l’exposé de celles de l’autre.

Incertaines sont les existences racontées, tremblées sont les écritures, fermes sont les faits.

Les héros, doubles, hétéronymes de Frédéric Pajak sont Friedrich Nietzsche, Walter Benjamin, Vincent Van Gogh, Emily Dickinson, Franz Kafka, Robert Walser, Cesare Pavese, Baudelaire, Apollinaire, tous aventuriers de leur exil intérieur.

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© Frédéric Pajak

Ses héros, ce sont aussi tous les anonymes faisant l’histoire, loin du culte du chef, les oubliés, les sans-grade, les petits.

Il y a chez Pajak un désir d’insurrection armé de culture.

On n’écrit pas en dehors du monde – les premières pages sont consacrées aux Gilets jaunes, ce tiers état d’aujourd’hui, au sens même de la démocratie, à la révolution communale, au poison néolibéral faisant de la France une morgue rentable -, on n’écrit pas sans rage, on n’écrit pas la biographie de Pessoa sans penser à celle des Frères humains – que cet effroyable misanthrope mettait volontiers à distance -, ni aux proches disparus, en premier lieu les chats envolés, Pyrine, matou gris, Poulet, chatte tigrée de roux : « Pauvres bêtes, mes frères. »

« Pessoa [quant à lui] n’est pas un homme d’empathie, encore moins de compassion. Il ne se préoccupe que de lui-même, dans une forme singulière d’égoïsme qui n’appartient qu’à lui. Il n’a rien du chrétien charitable ni de l’humaniste moderne. La souffrance des autres le détournent de sa souffrance personnelle. Il ne sait pas s’il existe, et encore moins s’il a le droit d’exister, de sorte que la mort lui paraît être une question superflue. »

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© Frédéric Pajak

Manifeste incertain 9 est un texte aimant la dérive, les grands espaces, les rencontres de hasard, le roman d’aventure (les expériences chinoises, algériennes, nigériennes du dessinateur à la scolarité heurtée, ses amours, ses amis, ses tentatives de suicide, l’absence déchirante d’un frère mort, New York en 2019), pages se développant en contrepoint de l’existence si monotone, si routière, de Pessoa.  

On peut arrêter la lecture, prendre le temps de regarder les dessins fonctionnant de façon quasi autonome, voyager autrement, dans le silence, la beauté et le mystère des traits.

Pessoa s’éloigne, revient, les époques se succèdent, se mélangent, entrent en tension, se tissent de connivences.

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© Frédéric Pajak

« Je n’ai plus de montre. La belle montre en or de mon père s’est arrêtée. Il l’avait à son poignet lorsqu’il a été tué dans l’accident de voiture. Je ne compte plus les heures : elles passent doucement sur moi, m’effacent un peu plus. Vieillir ne réclame aucun talent : c’est une affaire de comptable. Qui aime les chiffres aime dépérir. »

Fernando Pessoa ? Non, Frédéric Pajak.

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Frédéric Pajak, Manifeste incertain 9, Avec Pessoa, Les Editions Noir sur Blanc, 2020, 320 pages

Editions Noir sur Blanc – Frédéric Pajak

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