© Cindy Sherman / Metro Pictures, New York
Star incontestée de l’art contemporain, Cindy Sherman propose depuis le milieu des années 1970 une réflexion passionnante sur l’art du portrait et sur l’identité féminine, ne cessant de se mettre en scène dans des situations renvoyant à la société du spectacle son image troublée.
Le travail est gigantesque, critique sans manquer d’être joueur, violent sans craindre la parodie, radical sans perdre son innocence – les yeux bleus de l’artiste comme persistance d’un noyau d’irréductible dans le jeu des métamorphoses -, caustique sans renier la mélancolie.
Unique modèle de son œuvre, maîtrisant son art à tous les niveaux de la création – maquillage, costumes, accessoires, décors -, des débuts à l’argentique au mentir-vrai numérique, notamment par la grâce rusée de Photoshop, la photographe née en 1954 a créé en plus de quarante ans un vaste répertoire de situations inspirées du cinéma (Hitchcock, Antonioni, Fassbinder, Lynch), de la mode et des clichés dominants s’attachant à la représentation féminine.
© Cindy Sherman / Metro Pictures, New York
Après une importante exposition ayant eu lieu au musée du Jeu de Paume au printemps 2006, Cindy Sherman expose de nouveau son œuvre – près de deux cents pièces – à la Fondation Vuitton, ayant confié à la conservatrice Marie-Laure Bernadac le soin de composer le catalogue (textes de Suzanne Pagé, Olivier Michelon, Ludovic Delande, Marie Darrieusssecq, Gérard Wajcman, Marie-Laure Bernadac).
Ne masquant pas ses trucages et son maniement des stéréotypes visuels, Sherman se pose la question du propre dans un monde saturé de jeux de rôle et de mascarades.
Existe-t-on en dehors du théâtre ? Peut-on échapper à la fabrique sociale des apparences ? Y a-t-il quelqu’un en dehors du costume ? Le travestissement, plus ou moins assumé, n’est-il pas notre nature même ?
© Cindy Sherman / Metro Pictures, New York
Il s’agit peut-être moins chez l’artiste new-yorkaise de dénoncer les postures et névroses identitaires, en faisant parallèlement l’apologie du trouble dans le genre, que d’interroger de façon essentielle la notion de Soi, au-delà des effets de narcissisme et du stade du miroir constamment réévalué, réinvesti, rejoué.
Bien sûr, tout ceci est drôle ou monstrueux, ironique ou dégueulasse (les poupées sexuelles éventrées, les immondices), grotesque ou brillant, mais, plus fondamentalement encore, Cindy Sherman montre inlassablement que le vivant est informé par la mort, et qu’il n’y a pas de dehors.
Marie Darrieussecq est old school lorsqu’elle inscrit d’abord le travail de Cindy Sherman dans la sphère du féminisme, alors qu’il s’agit en premier lieu de fixer des vertiges, et de méditer sur l’inconsistance du moi.
© Cindy Sherman / Metro Pictures, New York
« Notre apparence n’est pas ce que nous sommes », écrit l’auteure de Truisme, mais bien sûr que si.
L’un est multiple, le multiple est un, nous ne sommes rien sans notre grimace.
L’enfer, c’est les autres, peut-être, mais il s’agit moins pour Cindy Sherman d’interroger la construction de l’être social, que le réel, l’irreprésentable, en se confrontant à son impalpable substance.
© Cindy Sherman / Metro Pictures, New York
L’ingénierie du vivant comme calibrage (décider des formes de son corps, de son identité sexuelle, de l’instant technique de son insémination) est une ruse de la mort, qu’il ne s’agit pas forcément de dénoncer, mais d’exposer comme tel.
On a évoqué à propos de Sherman l’œuvre de Claude Cahun, les polaroïds d’Andy Warhol, le travestissement selon Ana Mendieta ou Eleanor Antin, ce qui n’est pas faux, mais ses multiples avatars sont probablement à considérer avant tout comme des hétéronymes pessoesques : sommes-nous sûrs que nous sommes vivants ? Sommes-nous certains de ne pas être les ventriloques de la mort ?
Il y a chez Sherman bien plus d’épouvante que de rire, parce qu’il n’est pas de geste artistique/gnostique de fond qui ne cherche à traverser l’ordre du crime se parant des vertus de la respectabilité et des codes de la reconnaissance sociale.
Catalogue Cindy Sherman, sous la direction de Marie-Laure Bernadac, textes de Bernard Arnault, Suzanne Pagé, Marie-Laure Bernadac, Olivier Michelon, Ludovic Delande, Marie Darrieussecq, Gérard Wajcman, éditions Hazan, 2020
© Cindy Sherman / Metro Pictures, New York
Catalogue publié à l’occasion de l’exposition éponyme à la Fondation Vuitton, du 23 septembre 2020 au 3 janvier 2021
Un travail que j’ai apprécié de découvrir. Et, oui plus tragique que risible. Les poupées sexuelles éventrées sont insoutenables. Le catalogue peut peut-être remplacer la confrontation avec la force de ce travail. Merci pour sa présentation.
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