« Le clitoris est une pierre minuscule logée en secret dans la grande chaussure de l’imaginaire sexuel. »
La publication d’un livre de Catherine Malabou, philosophe de la plasticité (L’Avenir de Hegel, Le Change Heidegger, Changer de différence, Métamorphoses de l’intelligence) est toujours un événement.
Après Sois mon corps, coécrit avec Judith Butler (Bayard, 2010), la professeur de philosophie à l’université de Kingston (Londres) et à l’université de Californie a écrit Le plaisir effacé, une méditation sur le clitoris, son effacement, et sa puissance, existentielle, politique.
Organe longtemps oublié, mutilé, dénié, il convient aujourd’hui d’en rétablir toute la charge de volupté, et de révolution dans la sexualité, ce bijou bien gardé mettant en question la doxa hétérosexuelle de la pénétration obligatoire.
« Symbole muet », le clitoris interroge le phallocratie philosophique, le fameux « phallogocentrisme » derridien, Michel Foucault lui-même ignorant ce lieu de plaisir, non pas place du manque, mais grâce de l’écart.
Catherine Mallabou clarifie d’emblée sa position dans le champ des études féministes : « La position que je défends ici est celle d’une féministe radicale qui se situe loin des terfs (trans-exlusionary radical feminists) – qui estiment que les luttes trans rendent invisible et inaudible la spécificité des luttes pour les droits des femmes. Je suis également très loin de celles qui considèrent que la binarité sexuelle est inscrite dans le marbre, qui condamnent ce qu’elles pensent être les excès de la théorie du genre, réprouvent l’homoparentalité et continuent de faire des concessions à la phallocratie. Mais je refuse aussi, à l’inverse, la mise au rancart systématique des féministes d’avant le genre, fondatrices, précisément, du féminisme radical. »
En de courts chapitres, comme autant de touches, la philosophe approche donc l’énigme de ce fabuleux libérateur : « Je ne cherche pas à démontrer quelque chose mais à faire entendre plusieurs voix et à me tenir en équilibre, grâce à elles, entre l’extrême difficulté et l’extrême urgence de dire le féminin aujourd’hui. »
Rappelant la double origine du mot nymphe (divinité / petites lèvres de la vulve), Catherine Malabou questionne l’ignorance des hommes quant à l’anatomie féminine (clitoris / lèvres / vagin / urètre), enclin à aduler la muse, voire la nymphette nabokovienne, pure image, pur fantasme, d’autant plus présent qu’elle serait sensée ne pas jouir, ainsi peut-être la Nadja de Breton, objet d’amour, « esprit de l’air ».
« Toutes les femelles mammifères ont un clitoris, précise la chercheuse. Chez les quadrupèdes, il est situé près du vagin et se trouve donc stimulé par la pénétration. L’accouplement déclenche l’orgasme et l’ovulation en même temps ». Mais, chez la femme, du fait de l’évolution et de la station bipédique, le clitoris s’est écarté du vagin, prenant en quelque sorte son autonomie, comme lieu d’un « plaisir pour rien », dégagé de la nécessité reproductive.
Pour Sartre, la femme « trouée » (lire L’Etre et le Néant) ne pourrait atteindre la plénitude qu’en trouvant un objet de comblement, thèse contre laquelle s’élève Simone de Beauvoir accordant au corps de la femme sa propre plénitude, pensant le rapport clitoris/vagin comme une tension politique.
Chez Lacan, le fameux « il n’y a pas de rapport sexuel » désigne davantage la sexuation par le signifiant, le langage, le logos amoureux, l’homme et la femme construisant leur propre discours « en l’adressant à un Autre qui n’est pas l’autre avec qui l’on doit effectivement l’amour, mais un tout Autre que l’on ne connaît pas, véritable objet du désir, à qui l’on parle et qui ne correspond pas et ne correspondra jamais avec la personne physiquement présente ».
Le phallus, signifiant absolu (ne pas confondre avec le pénis), dissout donc la masculinité et la féminité dans son irréalité fantasmatique, position à laquelle souscrira la clinicienne Françoise Dolto, tout en gardant le schéma freudien des stades de la sexuation conduisant au plaisir vaginal, tout en renvoyant la joie clitoridienne à la masturbation infantile.
Mais, pourquoi introduire une hiérarchie entre plaisir clitoridien et plaisir vaginal, accordant au second une suprématie rejouant la scène hégélienne primitive du maître et de l’esclave ?
L’Italienne Carla Lonzi (texte Crachons sur Hegel) dépasse cette facile opposition dialectique en introduisant dans la pensée féministe le concept de différence, celle de la femme étant à mettre en lien direct avec la double puissance clitoridienne et vaginale, le plaisir clitoridien étant pensé comme « emblème de l’autonomie libidinale de la femme », soustraite à l’autorité patriarcale.
Pour Luce Irigaray, « la femme n’a pas un sexe. Elle en a au moins deux, mais non identifiables en un. Elle en a d’ailleurs bien davantage. Sa sexualité, toujours au moins double, est encore plurielle », la philosophe et psychanalyste écrivant notamment dans Ce sexe qui n’en est pas un : « la femme a des sexes un peu partout. Elle jouit d’un peu partout. »
La femme n’est donc bien évidemment pas condamnée à sa génitalité reproductive, mais à découvrir dans l’érotique existentielle la multiplicité qui est en elle, le processus de subjectivation étant précisément, selon Jacques Rancière cité par sa collègue en émancipation, « arrachement à la naturalité de l’espace » et « désidentification ».
Les avancées de la théorie du genre ont permis de briser le schéma d’une assignation identitaire au sexe biologique, chacun étant l’objet de flux pluriels.
Dans un très beau chapitre remettant en question l’asexualité prétendue du sujet philosophique, Catherine Malabou déclare : « Avant, j’étais une fille, selon des normes de genre assez conventionnelles que j’échouais en même temps constamment à rejoindre. La philosophie a été pour moi – est toujours – la réussite de cet échec. Elle a instruit ce doute sur ma féminité qui a rendu possible la démultiplication de mes genres, c’est-à-dire un nouveau doute sur ma féminité. Mon clitoris avait déjà une existence double, de sexe et de genre, anatomique et sociale. La philosophie y a ajouté l’existence politique d’un clitoris transgenre. »
La transitivité comme horizon politique, aussi bien pour la femme que pour l’homme, n’est-ce pas merveilleux ?
« Clitoris, anarchie et féminin sont pour moi indissolublement liés, conclut la philosophe, qui forment un front de résistance conscient des dérives autoritaires de la résistance elle-même. La défaite de la domination est l’un des plus grands enjeux de notre temps. »
Catherine Malabou, Le plaisir effacé, Clitoris et pensée, Bibliothèque Rivages, 2020, 136 pages