Suspendre le jugement moral, par Annie Ernaux, écrivain

madame-figaro-serie-mode-belle-de-jour-13

« Quand j’étais enfant, le luxe, c’était pour moi les manteaux de fourrure, les robes longues et les villas au bord de la mer. Plus tard, j’ai cru que c’était de mener une vie d’intellectuel. Il se semble maintenant que c’est aussi de pouvoir vivre une passion pour un homme ou une femme. »

Exposer une passion amoureuse, non par exhibitionnisme – l’exhibitionniste veut l’instant, non la rétrospection -, mais pour observer un étonnant phénomène physiologique, tenter de le comprendre, et de ne pas le perdre, comme on conserve dans des bocaux de formol des formes rares.

Aller jusqu’aux limites de soi, de la dépersonnalisation, de la communication à la façon de Bataille, se découvrir capable de tout, l’autre étant la clé d’une métamorphose, d’une révélation alchimique intime.

Dans Passion simple, livre de 1991, Annie Ernaux explore à sa façon, très concrète, cette zone où la perdition apparaît comme un salut.

Regardant pour la première fois un film X, en images floutées, la nuit, la romancière comprend que l’écriture doit « tendre à cela, cette impression que provoque la scène de l’acte sexuel, cette angoisse et cette stupeur, une suspension du jugement moral. »

La suspension du jugement moral, n’est-ce pas justement toute la force antisociale de la littérature, quand nous ne cessons d’être circonscrits, amenuisés, piégés par les regards et les discours ne doutant pas de leurs phrases ?

Annie aime A., l’étranger secret, l’amant toujours pressé, elle est obsédée, du moindre signe, du moindre indice de présence.

A. est devenu le temps, l’alpha et l’oméga des actes et des pensées.

« Aussitôt après son départ, une immense fatigue me pétrifiait. Je ne rangeais pas tout de suite. Je contemplais les verres, les assiettes avec des restes, le cendrier plein, les vêtements, les pièces de lingerie, éparpillés dans le couloir, la chambre, les draps pendants sur la moquette. J’aurais voulu conserver tel quel ce désordre où tout objet signifiait un geste, un moment, qui composait un tableau dont la force et la douleur ne seront jamais atteintes pour moi par aucun autre dans un musée. Naturellement, je ne me lavais pas avant le lendemain pour garder son sperme. »

La folie de passion, comme L’Arioste évoque la folie de Roland, est ici attente, souhait de perfection, planification, anticipation : « Les seuls moments heureux en dehors de sa présence étaient ceux où j’achetais de nouvelles robes, des boucles d’oreilles, des bas, et les essayais chez moi devant la glace, l’idéal, impossible, consistant en ce qu’il voie à chaque fois une toilette différente. »

Se faire belle, se rendre désirable, ne pas craindre l’énergie des mots obscènes, les souhaiter même.  

Vivre une liaison.

Lire comme on ouvre des grimoires des journaux féminins, des livres à grand tirage, le courrier des lecteurs.

Dépenser, attendre, se consumer.

« Je me demandais souvent ce que signifiaient pour lui ces après-midi passés à faire l’amour. Sans doute rien d’autre que cela justement, faire l’amour. De toute façon, il était inutile de chercher des raisons supplémentaires, je ne serais jamais sûre que d’une chose : son désir ou son absence de désir. La seule vérité incontestable était visible en regardant son sexe. »

Ecrire la totalité des fragments d’une passion amoureuse.

« Il aimait les costumes Saint-Laurent, les cravates Cerruti et les grosses voitures. Il conduisait vite, avec appels de phares, sans parler, comme entièrement livré à la sensation d’être libre, bien habillé, en situation dominante sur une autoroute française, lui qui venait d’un pays de l’Est. (…) peut-être avais-je plaisir à retrouver en A. la partie la plus « parvenue » de moi-même. »

Tout accepter, désirer s’avilir, s’inquiéter.

« Il buvait beaucoup, selon l’usage des pays de l’Est. Cela m’effrayait à cause d’un accident possible en repartant sur l’autoroute mais ne me répugnait pas. Même s’il lui arrivait de tituber, ou d’éructer en m’embrassant. Au contraire, j’étais heureuse d’être unie à lui dans un début d’abjection. »

Eprouver de la jalousie, analyser, calculer.

Il occupe toutes ses pensées, mais envahit-elle toutes les siennes ?

« Mais lui-même aurait été stupéfait d’apprendre qu’il ne quittait pas ma tête du matin au soir. Il n’y avait pas de raison de trouver plus juste mon attitude ou la sienne. En un sens, j’avais plus de chance que lui. »

C’est l’été de la lambada. Qui aimiez-vous alors ?  Qui rêvait de vous embrasser ? Qui désiriez-vous éperdument ?

« Le corps entier me faisait mal. J’aurais voulu arracher la douleur mais elle était partout. Je désirais qu’un voleur entre dans ma chambre et me tue. »

Rompre serait souhaitable, il y a trop de souffrance – attendre, attendre, attendre -, mais ce n’est pas possible.

Mais pourquoi écrire ? Trouver le sens, sauver les gestes, les objets, le peignoir qu’il enfilait après l’amour.

« Je me demande si je n’écris pas pour savoir si les autres n’ont pas fait ou ressenti des choses identiques, sinon, pour qu’ils trouvent normal de les ressentir. »

Ecrire serait-il plus simple que de publier la relation d’une telle déréliction ?

Comment supporter la honte de l’aveu de la femme soumise ?

Court récit sur un amour dévorant, l’oxymorique Passion simple est aussi, comme tout bon livre, une réflexion sur l’écriture.

Pour d’autres clartés, on peut aussi relire Passion fixe, de Philippe Sollers.

Publié il y a vingt ans, ce livre n’a pas pris une ride : « Je dis passion fixe, puisque j’ai eu beau changer, bouger, me contredire, avancer, reculer, progresser, évoluer, déraper, régresser, grossir, maigrir, vieillir, rajeunir, m’arrêter, repartir, je n’ai jamais suivi, en somme, que cette fixité passionnée. J’ai envie de dire que c’est elle qui me vit, me meurt, se sert de moi, me façonne, m’abandonne, me reprend, me roule. Je l’oublie, je me souviens d’elle, j’ai confiance en elle, elle se fraye un chemin à travers moi. Je suis moi quand elle est moi. Elle m’enveloppe, me quitte, me conseille, s’abstient, s’absente, me rejoint. Je suis un poisson dans son eau, un prénom dans son nom multiple. Elle m’a laissé naître, elle saura comment me faire mourir. »

006877420

Annie Ernaux, Passion simple, Gallimard/Folio, 1991 – réédition 2020 -, 86 pages

Annie Ernaux – site Gallimard

logo_light_with_bg

Se procurer Passion simple

Votre commentaire

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s