Il est trop facile de verser dans la délectation morose à propos d’un Paris qui fut mais qui n’est plus, ou si peu.
Le Paris de Villon, des Lumières et des barricades.
Le Paris du peuple éduqué, phare du monde libre.
Ce n’est pas faux, mais c’est aussi très peu vrai.
Mieux vaut avec Eric Hazan, au-delà des stratégies à courte vue des promoteurs immobiliers et des édiles policiers, chanter sa force de résurrection, sa singularité de résistance, sa beauté persistante.
« Si le capitalisme continue à prospérer, le processus finira par vider Paris de tous ses pauvres et s’étendra à la première couronne où ils auront migré. Mais si nous sommes à la fin d’un cycle commencé avec Thermidor – bien des signes permettent de l’espérer – alors tout va redevenir possible, y compris le retour des exclus, des entassés, des méprisés. En attendant, il faut garder une main sur la ville, en connaître l’histoire et les détours pour que le moment venu elle puisse reprendre ses couleurs et sa gloire. »
Dans Le tumulte de Paris, le fondateur des éditions La Fabrique célèbre en la cité de Jaurès un organisme vivant, moins erratique que profondément structuré – par quartiers, par limes successifs -, à la fois là et ailleurs, autrement, différent, déplacé.
En ethnologue de ses métamorphoses, Eric Hazan observe, note, remarque des inflexions, de nouvelles configurations, d’autres possibles, sans que l’esprit révolutionnaire qui est le sien ne cède sur la force de l’humour et la foi en la jeunesse, fût-elle devenue tristement consumériste.
Son livre est donc un inventaire un peu sauvage d’une ville nourricière, désespérante et très humaine.
« Les pauvres fument plus que les riches. Des études sociologiques le montrent mais on pourrait s’en passer : il suffit de comparer la densité en bureaux de tabac dans les quartiers parisiens chics et les quartiers populaires. »
Populaires ? C’est-à-dire aujourd’hui essentiellement composés de Blacks, d’Arabes et d’Asiatiques.
En de courts chapitres témoignant de son acuité de vision (le zinc, les cafés, la végétalisation, les places, les tabacs, les mendiants…), connaissant sa capitale sur le bout des pieds, Eric Hazan célèbre une ville où le réseau de librairies est le plus dense et le meilleur au monde, où le café La Vielleuse à Belleville est une merveille de fraternité multiculturelle, où la place Maubert se souvient de la première des barricades ayant rythmé la vie révolutionnaire parisienne.
Paris a ses ennemis (Pompidou), ses héros trop peu connus (Marcel Rajman, membre de l’organisation de résistance FTP-MOI), et ses écrivains de bistrot (Yannick Haenel, non loin de la place Gambetta).
Le tumulte de Paris est aussi un (anti)guide de visite : la maison Hector Guimard, avenue Mozart, vous connaissez ? et la rue Keller et ses boutiques de mangas ? et le square Georges-Cain donnant sur la rue Payenne ?
Proposition 1 : « J’ai une proposition pour rendre à l’île de la Cité sinon sa splendeur ancienne, du moins quelque chose de son esprit d’autrefois. On commencerait par détruire la Préfecture de police, vilain bâtiment plein de mauvais souvenirs. On détruirait aussi l’Hôtel-Dieu, laid et malcommode comme presque tous les hôpitaux parisiens du XIXe siècle. On dégagerait ainsi un grand espace libre entre les deux bras de la Seine, du Palais de justice jusqu’à la façade de Notre-Dame. Cet espace serait entièrement construit, sans laisser de parvis devant la cathédrale qui n’est pas faite pour être vue avec des centaines de mètres de recul : toutes les cathédrales médiévales étaient conçues pour être admirées le nez en l’air. A qui confier cette reconstruction ? Surtout pas aux architectes à la mode, Nouvel et autres. On ferait travailler des gens qui connaissent le métier, des ouvriers du 93 et d’ailleurs, on laisserait libre cours à l’inventivité populaire, guidée par des architectes modestes et respectueux des idées des autres (il y en a).
Proposition 2, après constatation du peu de cas fait à l’histoire du surréalisme dans la ville parisienne : « Il faudrait créer (on peut toujours rêver) un petit musée du surréalisme à Paris, où il n’y aurait pas d’œuvres d’art mais des photographies qui raconteraient l’histoire du mouvement, qui montreraient tout le courage et l’humour, les amitiés disséminées dans le monde entier, la justesse des positions politiques, tout ce qui fait qu’il reste présent dans notre époque et même qu’il nous manque souvent. »
Proposition 3, à propos de la Bourse (palais Brongniart) : « Pourquoi ne pas en faire une grande bibliothèque centrale, comme à New York, œuvre à tous et en particulier aux étudiants ? Ce serait mieux que de les voir, lamentable spectacle, faire la queue pour entrer à la BPI. Au lieu de quoi on finira par y installer un restaurant de luxe, voire un centre commercial. De la mairie de Paris à qui appartient le bâtiment on ne peut que s’attendre au pire. »
Les bobos ? (savourez la clausule) : « Politiquement, les bobos sont « à gauche », plutôt écolos mais jamais du côté de la violence. Ils sont féministes, antiracistes, préoccupés par la condition animale, ils vont parfois manifester mais ils ne sont pas téméraires : ils se rangent quand ça commence à chauffer. Ils sont la base de l’électorat d’Anne Hidalgo. »
On pense en lisant le Jacobin Hazan à Léon-Paul Fargue, à André Breton, à Louis Aragon, à Guy Debord, mais l’on songe aussi à Louis-Sébastien Mercier, dont, à sa façon, l’écrivain piéton prolonge l’œuvre princeps, Tableau de Paris, publiée en 1781.
« Un jour dans les années 1970, j’ai vu Sartre assis, fatigué, sur un banc de la place Saint-Sulpice. Simone de Beauvoir était debout près de lui. C’était émouvant et j’ai eu envie d’aller les embrasser ou de faire ce que Léautaud raconte dans son Journal, quand il avait envoyé un gamin porté un bouquet de violettes à Verlaine qui cuvait son vin, affalé dans un café en bas de la rue Soufflot. Mais il n’y avait ni gamin ni violettes et pour finir je n’ai rien fait, ce que je me reproche encore aujourd’hui. »
Voilà pourquoi aussi, l’on devient éditeur (lire l’excellent Sartre et l’extrême gauche française, de Ian Birchall, La Fabrique, 2011) et que l’on écrit des livres, par fidélité, pour porter des bouquets de violettes en continuant de fredonner Le temps des cerises.
Eric Hazan, Le tumulte de Paris, La Fabrique éditions, 2021, 130 pages