© Bernard Plossu / Filigranes Editions
Refusant de se laisser enfermer dans une classification trop étroite, Bernard Plossu aime dérouter ses lecteurs, non par provocation – ce n’est pas son genre -, mais parce que la réalité peut être abordée de multiples manières, et qu’aucune ne prédomine sur l’autre tant qu’on évite les artifices de l’épate de la dramatisation facile.
Düsseldorf, publié par Filigranes Editions, est un nouvel exemple de son incroyable liberté, de sa connaissance de l’histoire de l’art, et de son goût pour l’ordonnancement architectural.
Régis Durand signe l’avant-propos de ce livre, après avoir déjà collaboré à deux reprises avec Bernard Plossu, pour Chronique du retour (Argraphie, 1987) et Routes (Marval, 2002).
Nous nous sommes entretenus à propos d’une des œuvres photographiques les plus importantes de notre temps.
© Bernard Plossu / Filigranes Editions
Quelle a été votre première rencontre avec la photographie de Bernard Plossu ? Quel souvenir en gardez-vous ?
Je ne garde pas un souvenir précis de ma première rencontre avec Bernard Plossu. En fait, j’ai l’impression de l’avoir toujours connu ! Au moins trente ans sans doute. Et si on ne se voit pas si souvent que ça, il est présent dans mes pensées.
Comment avez-vous compris au fil du temps le déploiement de son œuvre ? Quels en sont selon vous les axes directeurs ?
Son oeuvre est d’une constance rare : une constance à la fois dans l’identité à elle-même, et dans la diversité. Profondément ancrée dans l’expérience américaine, l’Amérique comme expérience de l’espace, mais aussi comme expérience des autres et expérience de l’instant. Non pas d’un instant « décisif », mais la richesse que recèle un infime espace de temps. Plossu, c’est l’immensité autant que l’infime, l’exotique autant que le domestique, le familier autant que l’étrangeté.
Vous préfacez le livre de format italien, Düsseldorf, constitué de vues très belles et un peu austères de la ville allemande, conçu à la façon de cartes postales montrant des bâtiments en nuances de gris se dressant souvent dans une sorte de vide métaphysique. Bernard Plossu serait-il un représentant français de ce que l’on a appelé l’Ecole de Düsseldorf, née sous l’impulsion de Bernd et Hilla Becher ? Mais la photographie telle que pensée par Bernard Plossu n’est-elle pas davantage encore un espace de méditation qu’un « outil cognitif », abordé dans une sorte d’absolu de la dédramatisation ? En outre, l’emploi du 50mm ne fait-il pas partie selon vous de cette sobriété à la française, dont le cinéaste Robert Bresson, travaillant également avec ce type d’objectif pour ses treize films, était aussi adepte ?
Le texte que j’ai écrit n’est pas une préface, ni une approche critique d’un travail de Plossu. C’est ma contribution à un projet commun, conçu d’emblée comme tel (nous avons d’ailleurs publié ensemble deux autres ouvrages, il y a longtemps, conçus aux aussi comme des « cartes postales »), une manière d’inventer une collaboration souple, ouverte, où chacun prend des libertés par rapport à sa pratique habituelle – ou pas.
La partie photographique du livre est sans doute effectivement de la part de Plossu un hommage à ladite « Ecole de Düsseldorf ». Mais les différences sont telles qu’il est presque inutile de les souligner – on n’y retrouve jamais le choix des très grands formats, rarement de la couleur. La thématique choisie (« la « forme d’une ville ») est plus ouverte que les « sujets » choisis par les Becher, en général beaucoup plus techniques, limités dans leur extension, plus proches de la nomenclature. Mais ce que vous dites sur « un certain vide métaphysique », sur un espace de méditation plutôt qu ‘un « outil cognitif » me paraît très juste. Plossu lui-même s’en explique fort bien dans ce qu’il dit de Robert Bresson, de l’objectif 50 mm notamment. L’absence de figures humaines renforce ce sentiment de vide métaphysique, sans que pour autant il s’agisse d’un livre sur l’architecture. Alors « un absolu de la dédramatisation », pour reprendre vos propres termes ?
« Dédramatisation » sans aucun doute, absence de théâtralité. Mais le terme d’absolu me gêne un peu. Il n’y a rien ici de ce que le terme véhicule d’une intensité résiduelle.
© Bernard Plossu / Filigranes Editions
L’oiseau solitaire de la première image n’est-il pas un hommage à Pasolini (Uccellacci e Uccellini, 1966), ou tout simplement un signe propitiatoire, tant on sait l’affection du photographe pour la gent ailée ? Les ciels de Bernard Plossu sont souvent striés de câbles électriques ou de fils téléphoniques. Que pensez-vous de sa façon de les regarder ?
Les ciels de Plossu sont en effet admirables, ce sont des ciels du grand peintre que Plossu ne s’est pas entièrement résolu à devenir. Les câbles, les fils, les oiseaux, tout cela compose de mystérieux tableaux, chargés de toutes sortes de significations, qui vont, tels l’haruspice, des signes à déchiffrer au vide qui les enserre.
Etes-vous intervenu dans l’editing ? Le corpus d’images initial était-il beaucoup plus ample ?
Je ne suis pas intervenu dans l’editing. Nous avons parlé, bien sûr, mais le choix de Plossu est bien le sien. Connaissant ses habitudes, j’imagine que le choix a été fait à partir d’un corpus assez large, mais curieusement, en même temps assez particulier et donc restreint. De ce point du vue, il est intéressant de mettre en parallèle les deux ouvrages récents que sont Roma et Düsseldorf : Roma, pléthorique, bruissant de détails, Düsseldorf austère et limité. Chacun « réaliste » à sa manière, fidèle à son esprit, son essence.
© Bernard Plossu / Filigranes Editions
Comment comprenez-vous la dédicace : « A Lewis Baltz » ?
On peut penser aux premiers travaux de Lewis Baltz dans une série telle que Düsseldorf, mais plus que des ressemblances formelles, c’est autre chose qui justifie cette dédicace : l’admiration et l’amitié que nous avions tous les deux pour Lewis, trop tôt disparu.
Sur quoi portent vos recherches actuelles ?
Le travail continue : en ce qui me concerne, un long entretien entre Michel Poivert et moi-même destiné au livre anniversaire du Printemps de septembre que j’ai créé avec Marie-Thérèse Perrin, il y a trente ans, donc…
Propos recueillis par Fabien Ribery
Bernard Plossu, Düsseldorf, texte de Régis Durand, Filigranes Editions, 2021 – 600 exemplaires