©Damien McDonald
Possédé – au sens propre – dans son enfance par la poésie visionnaire de Victor Hugo, Damien MacDonald, que ses dessins érotiques de grande inventivité m’ont d’abord fait connaître, est l’auteur d’une adaptation graphique très réussie, chez Calmann-Lévy, de Notre-Dame de Paris.
Etudiant essentiellement la dimension alchimique du roman de Victor Hugo, souvent peu remarquée, le dessinateur d’origine écossaise est entré dans le feu d’une œuvre initiatique, en faisant bien attention de ne pas succomber à son noir pouvoir.
Victime de polytoxycomanie artistique, Damien MacDonald, que passionne la pensée de Carl Gustav Jung, aborde la lecture comme un acte de résurrection, chaque dernier lecteur étant en quelque sorte le dernier dieu.
J’ai souhaité que nous abordions ensemble son approche ésotérique de l’œuvre hugolienne, et les nécessités pour lui de l’acte créateur.
Attention, l’entretien qui suit, que je publie en deux parties, brûle.
Et, surtout, n’oubliez pas votre trépied pour entendre à la façon des sibylles des paroles venues de très loin.
©Damien McDonald
Quand avez-vous lu pour la première fois Notre-Dame de Paris, de Victor, roman paru en 1831, dont le succès fut immédiat ? En France ou lors de votre enfance écossaise ?
La poésie de Victor Hugo joue un rôle important dans ma vision du monde depuis l’enfance. Ma première découverte était le poème Les Djinns, que nous devions réciter lors du premier trimestre de mon arrivée en France à neuf ans. Il fallait apprendre par cœur une ou deux strophes, mais j’ai mémorisé l’ensemble, comme possédé par le poème et les petits êtres mythologiques qu’il décrit. Peut-être ces Djinns parlaient-ils au sang celte en moi. Les Elfes et les Leprechauns ont une importance notable pour notre culture et notre poésie, comme me le montrerait plus tard la lecture de Yeats.
Alors que j’étais plutôt timide, je me souviens d’être devenu presque fou lors de ma récitation des Djinns. Je chuchotais, je grognais, je hurlais, je bondissais, j’ai même sauté sur une table, effrayant mes petits camarades de classes cévenols. A la fin il y a eu un silence terriblement embarrassé, j’étais persuadé que l’on allait me punir d’avoir été clairement cinglé. L’enseignante était pâle. Mais heureusement pour moi mes camarades de classe ont applaudi, et on m’a pardonné ce que j’ai vécu de l’intérieur comme un épisode de quasi-possession. Les Djinns étaient vivants. Aujourd’hui encore je ne peux lire ces lignes sans un certain frisson :
« Les Djinns funèbres,
Fils du trépas,
Dans les ténèbres
Pressent leurs pas ;
Leur essaim gronde :
Ainsi, profonde,
Murmure une onde
Qu’on ne voit pas. »
Faire apprendre « par cœur » une chose pareille à des enfants, s’ils sont sensibles, c’est assez risqué. Quelques mois plus tard, j’ai eu la chance de rencontrer les petits enfants du peintre Jean Hugo, qui sont passé un après-midi à la maison, c’est-à-dire les descendants de Victor. Je les dévisageais avec intensité, admiratif de leur lien de parenté avec le grand visionnaire, persuadé qu’il y en avait un qui allait finir par se révéler phosphorescent, ou quelque chose du genre. J’ai donc depuis longtemps classé la poésie de Victor Hugo parmi les substances psychotropes à la limite du licite.
Pourtant lorsque, l’incendie passé, l’éditrice Tiffany Gassouk m’a proposé d’adapter en bande dessinée Notre-Dame de Paris, je dois avouer que je n’avais pas encore lu le roman. Je croyais, comme beaucoup d’autres qu’il s’agissait d’une sorte de conte à la manière de La Belle et la Bête, et les quelques extraits des différentes adaptations de l’œuvre que j’avais entre-aperçues ne m’avaient pas encore donné envie. Mais Tiffany Gassouk a pensé à moi à cause de la relation très forte que j’ai eu avec cette cathédrale. Déjà à cause de son symbolisme alchimique, mais aussi pour avoir été sauvé par George Whitman de la librairie Shakespeare and Co. Le libraire génial et sa fille m’ont hébergé pendant plus d’un an, lorsque je n’avais pas d’endroit où vivre. Et pour ceux qui ne connaissent pas cette librairie, elle est placée sur la rive opposée, comme en miroir d’une demeure qui joue un rôle crucial dans le roman : la maison de Fleur-de-Lys Gondelaurier, du balcon de laquelle on voit le parvis et les horreurs qui vont s’y dérouler. Shakespeare and Co, c’est l’inverse symétrique de cette maison des Gondelaurier qui incarne le privilège, c’est le balcon des réprouvés, c’est la librairie de la cour des miracles beatnik, où depuis Kerouac et Burroughs, beaucoup sont venus fumer des pétards en regardant Notre-Dame. J’étais tout à fait comme Gringoire au début du récit, fasciné par les Lettres et l’Hermétisme, et bien en mal de trouver tous les repas qui devraient rythmer une journée. Ma future éditrice savait que cet incendie m’avait affecté, et elle présumait que j’avais un attachement pour le roman de Victor Hugo. J’attendais depuis des années qu’un éditeur me propose une bande dessinée, et Calmann-Lévy ayant été l’éditeur du grand écrivain lui-même, j’avais toutes les raisons de me réjouir. Toutefois, j’avoue que la sortie du livre consécutive à l’incendie m’inquiétait, et j’ai demandé, bizarrement, du temps pour réfléchir. J’achetais le livre donc au même moment que bien d’autres lecteurs de par le monde. Mais je n’avais pas encore fini de traverser l’ouvrage que je réalisais à quel point il s’agit d’un roman initiatique, alchimique, et surtout prophétique car il décrit bien avant qu’il n’ait eu lieu l’incendie que nous avons vu. J’ai réalisé rapidement que la question alchimique qui traverse mon travail trouvait avec cette bande dessinée un prolongement logique, et j’ai plongé dans ce sujet brûlant.
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Le choix d’adapter l’œuvre de Victor Hugo en roman graphique est donc consécutif à l’incendie de Notre-Dame en avril 2019. Avez-vous ainsi réalisé une action de grâce ?
Il est tout à fait certain que le feu est au centre de ce livre, celui de Hugo, et la lecture que j’en ai faite. Une grande partie des journaux intimes qu’a écrit mon grand-père écossais, Fionn MacColla, ont été brûlés pendant qu’il était incinéré, seuls ont subsisté les écrits qui avaient déjà été édités. Mon père a longtemps brûlé ses propres écrits. C’est par la question du feu que j’ai découvert l’idée de littérature. J’écris et je dessine donc à contre-feu. Pour moi, l’encre et le feu sont liés.
Quant à votre question sur l’action de grâce, c’est complexe. En un sens, « l’action de grâce » étant la traduction d’« eucharistie », elle consiste à transformer un sacrifice sanglant en une nourriture symbolique qui relie les hommes. Le fait de vouloir transmuer la violence du monde extérieur en une forme d’union tendre entre les âmes des hommes, pourrait presque être une définition de l’œuvre d’art. En cela, en effet, j’ai tenté, humblement, une « action de grâce ». Mais il faut aussi souligner la totale hérésie que représente le roman de Hugo, et son incompatibilité avec l’église. Frollo l’Archidiacre est dépeint comme un violeur, le clergé est ridiculisé, ses obsessions et ses pulsions inquisitrices mises à jour de manière avant-gardiste, et le mépris du romancier s’adresse au sabre comme au goupillon. Mais si Frollo par ses crimes se retrouve confronté à « l’inutilité de Dieu », il existe un mysticisme hugolien, une forme d’esprit qui parle la langue étrange des livres de pierre. Les définitions que Hugo va donner ailleurs de sa foi sont énigmatiques et lumineuses : « Le moi latent de l’infini patent, voilà Dieu. » ou encore, « Dieu dilaté, c’est le monde. »
Donc si, face au feu, il faut faire une action de grâce, c’est en faisant très attention à ne pas succomber aux tentations de ce qu’Artaud nommait « le dieu du Feu avec sa cassolette qui ressemble au trépied de l’Inquisition »…
Vous avez illustré Kipling (quatre historiettes de Just so stories, chez Magellan & Cie), Edgar Allan Poe (Le démon de la perversité et autres contes, Mille et Une Nuits, 2011) et Nietzsche (Nietzsche l’éveillé, de Yannis Constandinidès, Ollendorff & Dessein, 2009), maintenant Hugo. Qu’ont de commun les auteurs qui vous intéressent ?
C’est un vrai mystère, et une question que je me pose souvent, pas seulement pour la littérature. Je ne sais pas du tout ce qui fait que certains artistes me passionnent et d’autres me laissent froid. J’aime avec une passion égale des artistes qui ont des positions radicalement différentes. Je peux m’exalter autant devant une gravure de Jérôme Bosch qu’un Monochrome de Malévitch, passant du baroque au minimalisme. Je peux lire en tremblant les diatribes d’un biker gay comme Kenneth Anger, avant de tomber à genou en lisant Sainte Thérèse d’Avila, tout en passant de Liszt à Hendrix. En ce qui concerne l’art, je suis victime de polytoxicomanie.
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Un polytoxicomane ardent. Le motif du feu, incarné notamment par la Esmaralda, n’est-il d’ailleurs pas au cœur de votre livre ?
Vous avez tout à fait raison. Quand Françoise Bonardel a fait sa belle anthologie de textes alchimiques, elle lui a donné un titre très judicieux : Philosopher par le feu. Définir ce feu qui sert de matériau et de véhicule à la pensée, c’est une quête en soi. Avec quoi fait-on travailler son athanor, son four alchimique ? Est-ce le feu du désir, de l’esprit, de l’intellect, de l’âme ? Esmeralda est pour Hugo la « quintessence » d’une femme qui traverse ce feu mystérieux.
Si les alchimistes philosophent par le feu, nous pourrions dire que je cherche à dessiner par le feu. Françoise Bonardel écrit d’ailleurs dans ce livre quelques phrases qui me paraissent lumineuses : « Des Feux divers dont ils ont appris la régulation, les alchimistes parlent avec un mélange de reconnaissance et de peur, tant la moindre inattention de leur part peut transformer en « feu de géhenne » l’ardeur indispensable à toute cuisson. Peut-être ce vieux mot français – ardent, ardoyer – garde-t-il mémoire du secret de métier que fut celui des alchimistes, séparant le pur de l’impur en extrayant du feu lui-même une chaleur dont l’intensité ne contrarie plus la douceur. » J’avais ces questions en tête tout du long de la création de ce livre, avec ce mélange de « reconnaissance et de peur ».
Esmeralda est, rappelle Victor Hugo, l’anagramme de salamandre, animal alchimique par excellence qui la symbolise bien. De quoi procède votre propre passion pour l’alchimie ?
Très influencé par le surréalisme et par Carl Gustav Jung, je suis persuadé que l’Alchimie offre un ensemble de symboles pour la compréhension de l’âme humaine qui sont toujours aussi vivaces au vingt et unième siècle. J’étudie les textes hermétiques depuis des années, sans prétendre y comprendre quoi que ce soit, mais j’y vois un jeu de pistes de livres en livres, qui nous aide à creuser en nous-même, et espérons-le, à devenir plus vivants et conscients.
Vous avez donc beaucoup interrogé la dimension ésotérique de la cathédrale de Paris. Comment la comprenez-vous, et jusque dans le feu qui l’a touchée si durement ? Comment lisez-vous son portail, placé sous l’influence de Guillaume d’Auvergne (1190-1249), évêque de Paris, confesseur de Saint Louis, protecteur des ordres mendiants, et partie prenante dans le procès du Talmud (brûlé en place de Grève en 1242) ?
Fulcanelli lui-même, quand il voulut percer le « mystère des cathédrales », mentionna qu’il s’était aidé de Victor Hugo. La dimension ésotérique du roman est essentielle, et mise en lumière à de nombreuses reprises dans le texte lui-même. Les images de pierre sur la façade de la cathédrale de Notre-Dame, sont très probablement un bréviaire de l’art hermétique, notamment la partie du portail du Jugement dernier qui sous les apôtres est supposée représenter les douze vices et les douze vertus. Cette théorie a fait couler beaucoup d’encre. Pour ma part, la version hugolienne me paraît très puissante, car tout en se nourrissant des textes des anciens alchimistes, il ajoute une dimension intuitive, où les éléments d’un passé mythifié cohabitent avec des fulgurances poétiques. Et c’est dans cet usage visionnaire de l’art poétique, que réside à mon avis, une des voix de lectures les plus intéressantes de la pratique alchimique. (Attention, pour ceux qui n’ont pas encore lu le roman, le passage suivant dévoile des éléments de la fin.) L’histoire se termine avec de la poussière de squelettes, ce que nous pourrions lire comme la mise en œuvre de ce que les alchimistes nomment de la poudre de projection. Sur la place de Grève où Guillaume d’Auvergne a été brûlé, les siamois Esmeralda-Quasimodo, sont tour à tour suppliciés par le pilori et la pendaison, tandis que celle qui brûle de deux colonnes d’un phosphore assassin, c’est la forêt de la Cathédrale elle-même. Ce roman de Hugo a permis par son succès de « restaurer » la flèche de la cathédrale, et donc de la faire renaître, mais il raconte aussi comment elle flambera. Esmeralda est abusée par un gendarme, torturée par un prêtre, pendue sur ordre du roi. La salamandre est victime, de la loi, de la morale et de l’Etat. Le romantisme trouve là une source de rébellion. Et ce n’est pas un hasard si le roman a été achevé après que Hugo ait été témoin de la révolution de 1830. S’il l’avait écrit avant ces événements, Esmeralda aurait probablement été une pâle projection de l’Atala de Chateaubriand dans un décor à la Walter Scott, c’est à dire une vierge sensuelle morte prématurément sous la lune. Mais après l’expérience que Hugo a de la révolution, sa Salamandre incarne aussi la bonté bafouée qui va passer par toutes les couleurs du supplice. Si elle peut renaître, c’est par la littérature. Pas celle de Gringoire, qui est de cette engeance qui s’enfuit pour faire l’amour aux chèvres (et autres boucs émissaires) mais bien celle de Hugo.
Victor Hugo nous prévient qu’Esmeralda est une salamandre qui ne meurt pas du feu, puis il met le feu à Notre-Dame et la fait mourir ! Résumé ainsi on voit la bizarrerie du propos. On croirait un Koan Zen ou un aphorisme dadaïste. A mon avis, il a voulu nous faire ressentir qu’elle survivait par notre lecture. Et c’est aussi pour cela que j’aime tant cette œuvre : elle est affreusement cruelle, mais nous montre la lecture comme acte de renaissance.
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Nicolas Flamel (1340-1418), docteur en hermétisme que célébra notamment André Breton, trouvait que la boue de Paris renfermait beaucoup de sel volatil et nitreux. Que comprendre ? Qu’est-ce que son ouvrage Le Désir désiré que vous mentionnez à la fin de votre livre ?
Ce passage du roman est surprenant, et montre la grande attention de Hugo à l’Alchimie. Le sel volatil et nitreux dont il est question ici est celui de l’urine. C’est dans les pires substances que barbotte à ce moment-là Gringoire. Il est dans la boue primordiale, dans le plomb dont les alchimistes veulent nous faire prendre conscience. L’urine, le sang, le sperme, la salive, sont très souvent mentionnés dans les anciens textes. Les métaux y sont des symboles d’autres métamorphoses. Ce côté très terre à terre de la transmutation n’a pas échappé à Hugo. Il nous laisse comprendre, étrangement, en traduisant en termes modernes, que c’est aussi parce que Paris sent l’urinoir qu’elle peut être un lieu de transformation. Hugo était tout de même du dix-neuvième siècle, donc il a dû déguiser un peu ses métaphores. Dans cette scène, il nous montre un poète qui se noie dans la pisse tandis que son lit brûle et qu’il regarde la Vierge Marie. Forcément, il valait mieux à l’époque échapper à la compréhension de tous, et parler de sel volatil et nitreux, laissant aux curieux le fait d’aller chercher et explorer les liens obscurs entre la boue, le feu, la virginité et l’urine… L’alchimie travaille avec des questions corporelles. Elle n’est pas uniquement une vue de l’esprit. Et le désir désiré de Flamel, c’est cette quête du feu intérieur qui nous permet de ressentir que si le monde est une fosse de purin, c’est aussi « Dieu dilaté ».
Louis XI, venant consulter pour une guérison Claude Frollo, « maître en Hermès », apparaît dans le roman sous un déguisement. Le roi était-il, comme l’archidiacre, féru d’occultisme ? Pensez-vous comme le philosophe néoplatonicien Jamblique (250-330) que « la médecine est fille des songes » ?
Cette forte complicité entre Louis XI et Frollo est un des points de ce roman qui me fascine. Probablement Hugo a-t-il voulu faire écho à la proximité que vous avez souligné entre Guillaume d’Auvergne et Saint Louis. Mais surtout il met à nu un des schémas récurrents de notre histoire humaine : la lutte entre le pouvoir et la puissance. Dans la quête spirituelle, ou artistique, on peut parfois acquérir une forme de puissance, qui est très différente de la vie du pouvoir. Les hommes de pouvoir, c’est presque un truisme de le dire, se retrouvent souvent enfermés dans des schémas d’impuissance. D’où souvent leur multiplication des aventures amoureuses, pour tenter de se prouver à eux même qu’il n’en est rien, sur un motif psychologique dont Talleyrand fut le parangon. Ils finissent par conséquent par se fasciner pour ceux qui ont de la puissance. Louis XI ne sait pas que Frollo est un alchimiste raté. Il pense qu’il est le fou génial qui peut l’aider à sortir de sa souffrance. Quand Frollo explique sans mentir qu’il n’a aucune envie du trône, et que son Art Royal, comme on appelait l’Alchimie, lui suffit amplement, il n’est pas conscient qu’il est en train de le dire au roi lui-même ! Et c’est bien entendu cette offense qui donne d’autant plus envie au roi de comprendre cette puissance qui se dégage de l’art hermétique. Ce blasphème lui prouve que l’alchimie renferme un secret bien plus important que la puissance politique qu’il possède déjà, et qui ne guérit pas sa soif d’existence. Et cela se passe dans la cathédrale ! Hugo nous montre que Notre-Dame est l’endroit où le pouvoir rêve de puissance, où la politique déguisée courtise le mystique dévoyé. Le message est dur, mais il me semble assez réaliste, et intemporel.
Quant à Jamblique, c’est encore un des endroits amusants du roman où Hugo fait référence au passé lointain mais préfigure le futur. La figure de Frollo est une prémonition des questions psychanalytiques. Hugo voit bien que les pulsions sexuelles refoulées de l’archidiacre sont l’origine de son délire de persécution, et par voie de conséquence de ses crimes. Il pressent les leçons de l’inconscient. Il écrit ceci en 1832, et en 1899 va paraître L’interprétation des rêves de Freud. Mais comme souvent avec ce grand homme, il ouvre la voie au futur en montrant le lien avec le passé. Songe et médecine, qui vont enfin se rencontrer avec la question du « Traumarbeit » de Freud, sont déjà liés chez les néoplatoniciens. Donc, oui, je crois que la médecine est fille des songes. Mais à la différence de Frollo, je ne vois pas là une généalogie coupable.
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Que représente selon vous le « trépied de Vulcain » que vous avez dessiné ?
Je suis heureux que vous en parliez. Mon ami Tunga sculptait beaucoup de trépieds ; nous en parlions souvent. Le « trépied vivant de Vulcain » auquel Gringoire compare un des premiers membres de la Cour des Miracles qu’il rencontre est une métaphore surprenante, et à mon avis hautement symbolique. J’ai beaucoup réfléchi avant de dessiner cette case, et j’ai dû faire des recherches et des choix. Hugo semble très intéressé par l’idée de trépied. L’alchimiste allemand du dix-septième siècle Michael Maier a écrit « le trépied d’or ». Peut-être est-ce une des origines de son intérêt pour cet objet mytho-poétique. Victor Hugo fait référence à plusieurs reprises dans sa propre œuvre au fait qu’à Delphes, la Sibylle, et les pythies avaient un trépied sur lequel elles s’asseyaient pour rendre leurs oracles. Ces trépieds semblent vraiment l’avoir fasciné. Il écrit dans son livre sur Shakespeare : « Homère affirme que les trépieds de Delphes marchaient tout seuls, et il explique le fait, chant XVIII de l’Iliade, en disant que Vulcain leur forgeait des roues invisibles. L’explication ne simplifie pas beaucoup le phénomène. Platon raconte que les statues de Dédale gesticulaient dans les ténèbres, étaient volontaires, et résistaient à leur maître, et qu’il fallait les attacher pour qu’elles ne s’en allassent pas. » Le passage de l’Iliade cité par Hugo n’est pas central au récit du chant XVIII d’Homère. C’est vraiment de l’ordre de la note « en passant »… Je pense donc qu’il traquait des indices sur ce qu’était ce fameux trépied des pythies. Ces dernières sont supposées être capables de prophétie, et Hugo considère que c’est aussi son rôle de poète. Hugo voit dans cette sorte de meuble vivant une similitude avec les tables tournantes des spirites. Il les voit comme des énigmes que la science a encore à déchiffrer. C’est amusant de noter que ces trois pieds sont inventés par Vulcain, ou Héphaistos, un Dieu boiteux, qui n’a pas l’usage de ses deux pieds… Le chant XVIII de l’Iliade est en revanche le lieu de la première Ekphrasis de l’histoire, procédé littéraire qui consiste à « décrire jusqu’au bout ». Et si Hugo y voit une clef de son rapport à la parole, ce n’est peut-être pas pour rien. Je crois pour ma part, que ce trépied est le véhicule du procédé littéraire radical, qui va « jusqu’au bout », et permet de devenir prophétique. Il renvoie au four alchimique, l’athanor à trois étages, pour symboliser les trois parties que les alchimistes voient chez l’être humain : le corps, l’âme et l’esprit. Hugo résume : « La sibylle a un trépied, le poëte non. Le poëte est lui-même trépied. Il est le trépied de Dieu. » Le premier initié de la Cour des miracles que Gringoire rencontre lui fait penser au trépied vivant de Vulcain, c’est-à-dire, lui fait comprendre qu’il est face à un être initié, qui a le don de prophétie. Vous vous doutez donc qu’il est difficile de représenter ceci, une chaise à trois pieds de l’Antiquité, un four ésotérique, ou un corps initié ? J’ai opté pour une aberration historique qui n’est aucun des trois, en dessinant ce qui se nommait autrefois une « servante », c’est-à-dire un trépied qui permet de maintenir un récipient au-dessus du feu. La servante permet une chose essentielle : trouver la bonne distance avec le feu.
La dernière image de votre livre est un blason particulièrement symbolique. Comment l’interpréter ?
Ce dernier dessin est un clin d’œil à l’univers de Sébastien Brant, un auteur de la fin du quinzième siècle, qui est donc un contemporain de la narration du roman de Hugo. Sébastien Brant est l’auteur d’un des livres les plus vendus de son époque qui se nommait la Nef des Fous, illustré par Dürer. C’est exactement le genre de livres que Gringoire ou Frollo aurait pu lire. Ce dessin est mon interprétation d’un extrait d’un autre de ses livres qui se nomme l’Hexastichon. Cet ouvrage était une sorte de théâtre de mémoire, assez psychédélique, dont l’objectif était d’aider le lecteur à se souvenir des événements décrits dans les Evangiles. Carl Gustav Jung y voyait quant à lui une mise en lumière du couple frère-sœur qui fait partie de la conjonction des contraires des alchimistes. Le fait qu’un inceste frère-sœur soit souvent mentionné comme voie de fabrication de la pierre philosophale fait partie des raisons pour lesquelles les textes alchimiques ont souvent été catalogués comme diaboliques. Pourtant il s’agit bien sûr du symbole de la rencontre entre la part féminine et masculine de nos êtres. Cette notion étrange d’un inceste philosophique semble avoir fasciné Hugo, puisque l’image finale du roman sont les squelettes enlacés d’Esmeralda et Quasimodo, qui sont quasiment comme frères et sœurs, puisqu’ils sont remplacés l’un par l’autre, et passent tous deux par le berceau de la même mère prostituée. J’ai voulu mettre l’accent sur cet aspect notamment au moment où Esmeralda donne à boire à Quasimodo torturé sur le pilori. J’ai représenté cette scène comme une « charité romaine », en plaçant la gourde au niveau du sein de la bohémienne : elle semble l’allaiter. Cette rencontre du lait et du sang est là pour faire écho à l’œuvre au rouge et l’œuvre au blanc. Donc pour revenir au blason que vous mentionnez, j’ai extrait ce dernier dessin symbolique du cours même de la narration en le plaçant après les remerciements et en rajoutant à la représentation de Sébastien Brant au niveau du crâne sur l’aile droite de l’aigle, une orbite creuse de plus, laissant la place pour un troisième œil. C’était l’indice que j’ai laissé pour parler de cette conjonction alchimique que représente ces deux squelettes, la place pour un regard autre, pour lire l’histoire autrement, comme une description ésotérique de ce qui se déroule dans un creuset.
Êtes-vous un dessinateur de rite écossais, comme on le dit de la franc-maçonnerie ?
Pour le rite écossais, que je trouve magnifique, disons qu’en bande dessinée, ce rite appartient tant à Hugo Pratt, que je n’oserai pas me l’approprier…
Propos recueillis par Fabien Ribery
Damien MacDonald, Notre-Dame de Paris, de Victor Hugo, roman graphique, Calmann-Lévy, 2020, 336 pages
©Damien McDonald