Un équilibre à construire, Le Perche, entre images et textes, par Irène Jonas, photographe et sociologue

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©Irène Jonas

« Les espaces ruraux se trouvent aujourd’hui symboliquement associés à une certaine douceur de vivre et à la quiétude du cadre qu’ils offrent. Les handicaps et archaïsmes d’hier sont devenus progressivement des atouts de développement et la garantie d’un avenir plus harmonieux. Un renversement des valeurs est à l’œuvre : les « bons » agriculteurs sont désormais ceux dont les pratiques étaient jugées archaïques il y a soixante-dix ans… »

La publication d’un nouveau livre d’Irène Jonas, sociologue et photographe, est toujours une joie.

Après Dormir, dit-elle (Arnaud Bizalion Editeur, 2018) et Crépuscules (Editions de Juillet, 2020), titres dont j’ai rendu compte dans L’Intervalle, Filigranes Editions (Patrick Le Bescont) publie, en collaboration avec Le Champ des Impossibles (Christine Ollier), le livre hybride Mémoires de campagne.

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©Irène Jonas

On peut y contempler les formidables images d’une artiste rehaussant à la peinture à l’huile des tirages en noir et blanc, donnant à chaque rectangle de vision une atmosphère et une texture de conte fantastique, mais aussi y lire un vaste propos de nature sociologique sur la campagne du Perche, où Irène Jonas était en résidence en automne 2020 et en hiver 2021.  

On n’est pas obligé d’avoir lu et relu – l’auteure l’a fait pour nous – l’ouvrage fondateur de Henri Mendras, Les Sociétés paysannes (Armand Colin, 1976), pour comprendre le propos très fin, et les justes observations, de la chercheuse sur un territoire prisé désormais par de nombreux néo-ruraux cherchant à fuir l’absurdité des villes asphyxiées.

Par son texte à la fois ample et accessible – construit à partir de nombreux entretiens avec des habitants -, Irène Jonas offre à la collection « Les Carnets », dans laquelle s’insère son livre (parmi ceux de Guillaume Zuili, Catherine Poncin, Anaïs Boudot, Samuel Lebon, Dune Varela et Téo Bétin), une réflexion précieuse sur quelques-unes des spécificités majeures du Perche, entre ancrage traditionnel et espace de migration.

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©Irène Jonas

Lors de sa résidence, la photographe a retrouvé une part de son enfance dans la géographie rurale et la parole des anciens.

Tous les fermiers ne sont pas propriétaires, beaucoup paient des loyers, les terres sont chères et le plus souvent rachetées par de gros exploitants.

Que signifie « être d’ici » ? Combien de générations faut-il avant d’être accepté ? Quelles profondeurs de racines est-il souhaitable d’avoir ? Faut-il chercher du côté du cimetière un ultime accessit ?

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©Irène Jonas

Combien de temps met-on pour aller à l’école ? Combien de kilomètres depuis la ferme ?

Depuis quand n’avez-vous pas vu un percheron ? Depuis quand date votre dernière participation à une fête agricole ?

Seriez-vous (serions-nous) capable de réussir votre certificat d’études ?

Et si vous n’aviez-plus l’eau courante ?

Vos grands parents ont-ils connu l’exode rurale ?

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©Irène Jonas

Quelles différences faites-vous entre paysan et agriculteur ? Et entre « gentrificateurs marginaux » et « gentrificateurs fortunés » ?

Combien d’hectares vous faudrait-il ? Le remembrement vous convient-il ? Pas le choix ? Les Chinois investissent-ils dans le coin ?

Préférez-vous nourrir le monde ou nourrir le territoire ?  On passe au bio ?

Qu’est-ce qu’un paysage pour vous ? Les haies, ça vous importe ou pas ?

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©Irène Jonas

Et demain, quand vous deviendrez dépendant physiquement, voire psychologiquement, quelles structures pour vous accueillir ?

Et les jeunes n’ayant pas les moyens financiers de trouver une location abordable, s’il en reste encore ?

Ponctuant l’analyse d’un lieu en profonde mutation par trois ensemble de seize images, les photographies d’Irène Jonas montrent la beauté d’un monde enfui, une vie de labeur, une relation très proche avec des animaux, des outils agricoles, la densité des objets : un broc, une bassine.

L’artiste aux pinceaux ne travaille pas le passé mais le Jadis soit cette dimension d’oubli dans la mémoire qui en est le fondement mystérieux.

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©Irène Jonas

Il y a des halos d’énigme, des églises fantomatiques, des arbres entourés de brume.

Dieu est quelque part ici, peut-être dans un bosquet, dans le lointain d’une allée, ou partout comme il sied à son pouvoir de luminescence.

Les frères Grimm ont-ils chevauché dans le Perche, ou Ernst Theodor Amadeus Hoffmann ?

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©Irène Jonas

De façonnage simple et sobre, sans effet ostentatoire, Mémoires de campagne est un bel ouvrage en images enluminées et réflexions fécondes.

Que demande le peuple ? Des reliures à la bodonienne et des papiers chichiteux ? Allons, allons, restons simples encore un peu, la chouette effraie nous regarde.

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Irène Jonas, Mémoires de campagne, conception graphique Corinne App, Filigranes Editions / Les Carnets, Le Champ des Impossibles, 2021, 152 pages

Filigranes Editions

Irène Jonas – site

Irène Jonas est membre de l’Agence Révélateur

Agence révélateur

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©Catherine Poncin

Filigranes Editions et Le Champ des Impossibles publient conjointement, dans un format identique, une conversation entre Catherine Poncin et Christine Ollier, la galeriste et l’artiste vivant et travaillant entre la France et le Maroc collaborant depuis 1996.

On y redécouvre une auteure sensible à la notion d’archives et d’images à l’importance minimisée, pour leur faible qualité du tirage, de cadrage ou/et de support.

« Mes tous premiers travaux, Ectoplasmes iconiques, réalisés avec un Polaroïd SX70, explique Catherine Poncin, semblaient représenter des métamorphoses, des réincarnations. Mon lieu de prédilection était le cimetière du Père Lachaise où je travaillais sur les médaillons de céramique accrochés aux murs du columbarium. Par mon positionnement vis-à-vis du sujet, par les reflets de lumières se mouvant sur le support, je décomposais le moment de la pose du personnage que j’avais choisi. Avec des prises de vue réalisées en séquence, je le faisais se mouvoir devant l’objectif tel un spectre. Dès ces premières images, je pense avoir scellé intuitivement une grande part de ma démarche. Tout y figurait : le rapport à la disparition (cimetière), à l’accumulation (profusion de tombes), à l’anonymat (sépultures abandonnées) et surtout le rapport fusionnel que j’entretenais avec le sujet et son retour à la vie que je suggérais. »

Revenant sur l’ensemble d’une œuvre élaborée depuis la fin des années 1980, l’artiste évoque dans  cette Rencontre son amitié avec Christian Gattinoni et Abdellah Karroum, les différents mouvements de ses recherches plastiques (du noir & blanc à la couleur, la réactivation de patrimoines photographiques oubliés, son intérêt pour les parcours migratoires) menées à l’occasion de nombreuses commandes et cartes blanches, en France ou à l’étranger.

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©Catherine Poncin

A propos de sa résidence dans Le Perche, toujours à partir d’albums photographiques ou images parfois déconsidérées, l’auteure de Carpe Diem (Filigranes Editions, 2019) déclare, enthousiaste : « Quel fil d’Ariane que la photographie ! Elle m’ouvre des champs d’explorations historiques, sociologiques, ethnographiques ! Entendre de la bouche des principaux témoins leurs récits personnels qui tissent la trame de l’histoire collective – c’est vraiment cela mon ‘école’ ! Et à l’issue de ces échanges, nous allions souvent admirer un point de vue, visiter les champs, l’ancienne ferme, le cheval favori aujourd’hui à la retraite dans un paddock fleuri… »

Il y a chez Catherine Poncin, héritière de Christian Boltanski, une poétique du tissage et un travail du sens à partir de la perception photosensible du temps disparu particulièrement riche et salutaire à l’heure de l’amnésie générale.

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Catherine Poncin & Christine Ollier, Rencontre, conception graphique Corinne App, Filigranes Editions / Les Carnets, Le Champ des Impossibles, 2021

Catherine Poncin

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Se procurer Mémoires de campagne

Se procurer le volume Rencontre – Catherine Poncin/Christine Ollier

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