Du rôle civilisateur de la langue, et de la littérature, par la Nouvelle Revue Française

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L’odalisque, c.1749, François Boucher

« J’ai vu que ce que le « monde blanc » avait à offrir n’avait pratiquement rien pour moi d’une extase, rien de la vie, de la joie, des excitations, de l’obscurité, de la musique, pratiquement rien de la nuit. » (Jack Kerouac)

Il ne m’est pas possible, par manque de temps, de rendre compte avec une égale attention de tous les numéros de la mythique Nouvelle Revue Française que je reçois, mais la livraison de mars est excellente, à plus d’un titre.

On lira d’abord un dossier sur l’état dégradé de la langue française, et l’idéologie de l’écriture inclusive, bien souvent moralisatrice-guerrière, voire dévastatrice (ne pas confondre féminisme et sexisme), commençant par un entretien ébouriffant de liberté et de sagacité proposé par Michel Crépu à Alain Borer, entre inventions de concepts et formules cinglantes contre l’anglomanie en cours (écrasante responsabilité du personnel politique actuel).

Alain Borer : « La langue française est la seule langue qui ne prononce pas tout ce qu’elle écrit. Et dans laquelle ce que l’on ne prononce pas a valeur sémantique : ent dans ils entrent. Je propose d’appeler cette singularité le vidimus – en latin juridique : nous vérifions, visuellement : en français l’écrit complète et vérifie à chaque instant la précision de l’oral, en une sorte de sous-titrage permanent, qui renvoie de l’oral à l’écrit. »

Et ceci, qu’il me faut reprendre en entier : « Il n’y a que trois façons pour les langues de concevoir la relation homme-femme : les langues romanes attribuent le a, plus clair au féminin : belleA, et au masculin le o, plus sombre, viril : bellO, dans un séparation essentialiste ; l’anglais adopte le neutre, beautifull, comme ne voulant pas savoir. La langue française conçoit une troisième voie en utilisant sa voyelle la plus fréquente, le e, qui possède la propriété de s’amuïr, offrant une brumisation : aiméee… : la brumisation n’est pas un corps, c’est un parfum. La lague française refuse ainsi le tatouage discriminant des voyelles (a/o) des autres langues (romanes ou slaves), elle récuse le marquage au corps et pense la relation en termes de coprésence ontologique. Le « nouage » du e muet se comprend en relation historique avec des pratiques sociales singulières, galanterie, marivaudage, libertinage, également originales et tout aussi intraduisibles. C’est là tout un univers pour une civilisation qui dessina les coupes à champagne sur le modèle des seins réputés de la marquise de Pompadour ? la peinture française du XVIIe siècle est la seule au monde dans laquelle la femme n’est pas toujours une proie qui subit les assauts d’un faune concupiscent : dans le Couple d’amoureux de François Boucher, elle est consentante et prend part au plaisir. En ces nouages que fondent les idéalisations collectives (et non pas seulement ni toujours les réalités, qu’elles précèdent), la langue s’étend à une civilisation et détient un rôle civilisateur ; en cela même liée au destin national. »

N’est-ce pas merveilleux ?

Mais, dites-nous Alain Borer, la règle du masculin l’emportant sur le féminin n’est-elle pas affreusement rétrograde ?

« En langue française, répond l’auteur de Rimbaud en Abyssinie (1984), féminins et masculins sont purement lexicaux, non pas sexués : un humain de sexe masculin peut fort bien être une recrue, une vedette, une canaille, une sentinelle ; de sexe féminin : un mannequin, un tyran, un génie, tous en termes sémantiques neutres. (…) l’enjeu civilisationnel tient non pas à la féminisation mais à la façon dont on féminise, c’est-à-dire selon la forme de séparation ou de l’inclusion : par exemple quand autrice, malsonnante et connotée par autiste, est choisie contre auteure, c’est le séparatisme qui l’emporte sur la coporésence : c’est ainsi que se développe la pire forme d’ignorance de la langue française, l’ « écriture inclusive » (qui n’est pas une « écriture » mais un code, et pas « inclusif » mais exclusif), qui est illisible, contraire à l’esthétique de la langue française, contraire au vidimus (car elle dissocie l’oral de l’écrit) et appropriée à des relations en chiens de faïence : ce code exclusif, qui s’accompagne comme par hasard de fautes de langue, constitue un signe manifeste de déculturation et d’autocolonisation américaine, séparatisme et communautariste, opposée à la coprésence esthétisée de cette idéalisation en langue française. Il participe ainsi d’un conflit actuel, plus vaste, qui oppose la visibilité communautaire à la laïcité, et le racialisme à l’universalisme. »

Que pensez-vous de ces paroles lumineuses ? Choquantes ? Réductrices ? Affreusement patriarcales et old school ?

Qui réécrira pour l’effacer en la moralisant, par haine plus ou moins consciente de la nuance et du flux de douceur et d’intelligence pouvant circuler entre le masculin et le féminin, toute la littérature française ?

Mon amour, ma sœur, ma douleur, retrouvons-nous, heureux, sous le brumisateur de la langue française, dans le luxe, le calme et la volupté du paradis des amants parfaitement dégagés, élargis, des humains suffrages du moment.

Le linguiste et ancien recteur de l’Agence universitaire de la francophonie Bernard Cerquiglini poursuit, après avoir défendu cette innovation issue du Québec de la Révolution tranquille (1976) : « On invente des pronoms épicènes, on répand le neutre, ou bien on met le masculin sous surveillance étroite du féminin (toutes et tous, les étudiant(e)s, etc.). La réduplication obligatoire, même quand elle est cryptée en typographie hirsute, est un ressassement dysfonctionnel ; niant la vision générale que porte la langue, elle la force à militer, et instaure avec système une grammaire de genre. »

L’intellectuel et polémiste espagnol José Ortega y Gasset (1883-1955), dans un article paru en 1937 repris ici, dont la clausule est caustique : « Le français se distingue de toutes les autres langues européennes par sa clarté, sa logique ou son bon sens, son élégance et sa grâce. (…) N’allez pas croire que penser clairement signifie penser correctement, penser tout ce à quoi il faut penser. »

Mais la Nouvelle Revue Française de mars, c’est aussi un ensemble d’articles de grande tenue sur Jack Kerouac, à l’occasion de la publication d’un volume inédit chez Gallimard, le roman inachevé L’Océan est mon frère.

Une communication de son traducteur Pierre Guglielmina introduit le dossier consacré à un auteur cherchant à faire entendre l’indescriptible musique de la nuit en Amérique qu’il identifie notamment au bop.

« C’est là sa découverte, son œuf de Colomb, écrit-il : l’Amérique a une voix. Cette voix vient de la nuit. Et comme la nuit, elle est noire. Au-delà de tout racisme ou de toute fierté identitaire, ou de toute raison qui n’est jamais aussi profonde que la musique. »

Tout pour le timing, le beat, clamera qui se décrivait comme un « Proust au pas de course » – ses journaux déposés à la New York Library, « ascension en perfection vibratoire » (PG) sont encore très largement inédits.

Pierre Guglielmina : « Beaucoup sont immunisés, peu sont illuminés. » 

Et : « A quoi sert la terre – à quoi sert la nuit – à quoi sert la nourriture, la force – à quoi sert l’homme ? A la joie, à la joie. »

Thierry Gillyboeuf étudie quant à lui, après la généalogiste Patricia Dagier, l’obsession de Kerouac pour ses origines bretonnes (du côté de Huelgoat, dans le Finistère, et non près de Daoulas comme il l’avait cru en venant en France), lui dont la langue maternelle fut d’abord le français, transmis par sa famille émigrée au Canada depuis plusieurs générations.

Kerouac fera d’ailleurs de Duluoz (variation de Daoulas ?) son patronyme littéraire : « Duluoz est bien davantage, analyse le spécialiste de Georges Perros, que le double d’un seul récit. De son propre aveu, ses treize romans ou récits, depuis Avant la route (1946-1949) jusqu’à Satori à Paris (1965), composent ce qu’il appelle La légende de Duluoz, dont il donne la clef dans l’exerggue de Visions de Cody : « Mon œuvre compose un grand livre, à la manière de La recherche du temps perdu de Proust, à la différence que mes souvenirs sont écrits comme durant une fuite plutôt que malade dans mon lit. […] Cette chose dans son ensemble forme une énorme comédie, vue au travers des yeux du pauvre Ti-Jean (moi), également connu sous le nom de Jack Duluoz, un monde d’actes et de folie déchaînés et aussi d’aimable douceur vue au travers du trou de serrure de ses yeux. »

Dernier grand ami de Kerouac, le poète breton Youenn Gwernig, venu vivre à New York (lire leur correspondance dans le volume Sad Paradise, avec des photographies de René Tanguy) n’aura de cesse de persuader l’écrivain de le suivre en Bretagne pour un second voyage (le premier est relaté dans Satori à Paris, notamment sa venue calamiteuse à Brest), qui n’aura jamais lieu.

Mais l’histoire littéraire continue, avec des textes des écrivains Caroline Lamarche, Lola Gruber et Frédéric Verger, et la reprise d’un portrait de Valery Larbaud par Léon-Paul Fargue datant de 1947 : « grand seigneur humaniste et grand voyageur, toujours à peine revenu des Amériques, toujours prêt à partir pour les Asies, prenant un taxi pour faire cent mètres, Valery Larbaud eût été l’homme que j’espérais, l’homme que je désirais provoquer dans mon atmosphère, l’homme que j’attendais des dieux pour me coller à l’ouvrage et me dire enfin que ce que je pensais et écrivais était sur le bon chemin. »

Dans une correspondance avec Pierre Michon, Michel Crépu s’interroge : « La politique, j’ai eu envie. J’étais fasciné (je le suis encore) par l’idée que le médiocre pouvait avoir des accès de sublimité. Houellebecq touche à cela, il me semble. Mais chez lui, c’est très particulier. C’est en fait l’ « absence d’esprit » qui le caractérise. Aucune autre écriture ne transmet cela. On dirait que l’auteur a promené sur la surface un détecteur à valeur éventuelle. Non, ce n’est pas cela. Le mot « valeur » ne convient évidemment pas. Il s’agit d’autre chose. Une forme de silence mat, sans rien qui le signale à l’attention, le distingue. Voyez ces fins de chapitre du genre « … et Paul réalisa soudain qu’il devait faire ses courses ». cette révélation est simplement nulle, d’une nullité nulle et qui appartient au cœur du système houellebecqiuen. Est-ce que je peux aimer cela ? Pourquoi une telle question, du reste ? »

Voilà, on ne s’ennuie pas en Nrf

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La Nrf, éditorial/articles/entretiens/conversations/notes de lecture Michel Crépu, Alain Borer, Bernard Cerquiglini, José Ortega y Grasset, Gilles Ortlieb, Philippe Delaveau, Pierre Guglielmina, Thierry Gillyboeuf, Jean-François Duval, Caroline Lamarche, Lola Gruber, Frédéric Verger, Léon-Paul Fargue, Pierre Michon, numéro 653, sous la direction de Michel Crépu, mars 2022, 132 pages

La Nouvelle Revue Française

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