Vallée de la mort, vierge d’enfer, par Jeanloup Sieff, photographe

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©EstateofJeanloupSieff

« Nos yeux respirent l’espace sans contraintes et retrouvent la pureté des commencements du monde ; le paysage n’a plus d’âge, à la fois vieux des siècles qu’il a vécus, et juvénile d’une virginité conservée. » (journal de Jeanloup Sieff, samedi 19 février 1977)

Quarante-quatre ans après une première parution devenue mythique (chez Filipacchi-Denoël), les éditions Contrejour (Claude Nori) republient l’ouvrage brûlé de soleil du photographe Jeanloup Sieff, La Vallée de la mort.

Et diable qu’il fait chaud en ce territoire abandonné de Dieu, où la terre craquelée semble signifier l’extinction de toute vie en son ventre incandescent.

Il fait si chaud dans cette partie du Nevada qu’une belle se déshabille, donnant en offrande à Phoebus la fraîcheur de ses seins.   

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Entrepris par un artiste au mitan de sa vie cherchant à reconsidérer son regard, La Vallée de la mort est un voyage photographique dans une sorte d’antichambre de l’Enfer, doublé d’une introspection radicale.

Marches dans le désert, découvertes de villes fantômes, dunes vertigineuses, ondulations envoûtantes des sables.

Accompagné de son épouse Barbara, Jeanloup Sieff, alors reconnu pour ses nus, ses insolences, et ses images de mode, se déplace en camping-car, traversant les espaces désolés comme on décide de se dépouiller.

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Il n’y a personne, ou quelques croix plantées dans l’aridité promises à la poussière.

Où est-on ici ? Dans un western à la tonalité fantastique ? Avec des survivants, ou des zombies ?

Jeanloup Sieff photographie les lignes de la nature comme il regarde les femmes, en soulignant par le parfait de l’objectif leurs lignes et leurs courbes.

A Las Vegas, une vieille dame ne cesse de faire tourner les cylindres d’une machine à sous, à la façon de qui joue ses rêves à la roulette, en cherchant à contrer l’ennui des jours sans fin.

Il y a de la malice quelquefois dans les compositions du photographe pour qui l’ironie fut toujours une manière de sauvegarde ultime.

Plane sur ce livre une menace, un effondrement, une tempête noire, parce qu’il faut bien affronter les démons pour se renouveler.

Les combats les plus intenses sont toujours spirituels.  

Les rares buissons des canyons de Zabriskie Point pourraient-ils brûler sans se consumer comme ceux que rencontra Moïse ?

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Dans son journal, dont les pages sont ici reproduites, Jeanloup Sieff écrit le samedi 26 février : « Réveil à six heures, le soleil illumine les nuages qui le surmontent en de longs filaments orange, la terre est sombre, il fait froid. Je fais quelques pas dehors, un appareil autour du cou pour me donner bonne conscience, mais tout est glacial et je décide que ce paysage de calendrier n’est pas digne de moi, de nous, de mon éditeur, bref de la France ; je regagne à la hâte notre chaude demeure pour y faire griller les petits pains aux raisins de l’aventure, chauffer le café et écouter les nouvelles du monde extérieur dans le transistor nasillard qui bégaie des informations au rythme irrégulier des ondes qu’il peut capter ! »

L’acte de Faire griller les petits pains aux raisins de l’aventure ne justifierait-il pas au fond de vendre tous ses biens, et de partir sans esprit de retour ?

Conduire d’une main, photographier de l’autre, écrire, aimer, se renouveler.  

Jeanloup Sieff, La Vallée de la mort, mise en page Claude et Isabelle Nori, carte et portrait de l’auteur Barbara Rix, Editions Contrejour, 2022, 112 pages

« Parler photographie avec lui consistait à aller au-delà des images comme l’on va au-delà des mots. Alors, la conversation se débridant, cela prenait tout son sens et nous sentions une certaine ivresse nous envahir. La photographie comme la musique ou le cinéma produit un certain trouble, une émotion que nous avons du mal à définir. »

Paraît conjointement chez Contrejour un essai biographique de Claude Nori sur son ami intitulé joliment, Jeanloup Sieff, fais-moi un signe, livre accompagné d’une sélection personnelle d’une trentaine de photographies.

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N’est-ce pas justement cela l’art ? Adresser des signes dans l’invisible, et en recevoir.

Pas de pathos avec Claude Nori, mais de la joie, le swing de l’existant, des souvenirs heureux, de la malice, de la sensualité.

« Sa trajectoire fut unique, écrit son éditeur principal, elle le préserva des dérives contemporaines et conceptuelles et ce, bien qu’il fût exposé dans les plus grands musées du monde. »

Photographe le plus populaire de son temps – selon Michel Guerrin, qui écrivit sa nécrologie pour Le Monde en septembre 2020 -, Jeanloup Sieff, qui aimait l’écriture et la littérature, exerça son art dans nombre de genres où il excellait, le nu, le portrait (voir Françoise Sagan, 1956), le paysage, la mode, la publicité.

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Philippe Labro le décrit ainsi : « Il était séduisant, souple, ondoyant, élégant et d’une discrétion gestuelle qui le distinguait de l’agitation qui avait commencé à s’emparer de la société française. »

Festina lente pourrait être la devise de cet homme magnétique d’origine polonaise ayant cherché à vivre en liberté.

Formation à l’Ecole de photographie de Vevey en Suisse (dirigée par Gertrude Fehr, proche du courant de la Nouvelle Photographie), tourbillon du succès, goût des belles voitures, de la forme et des femmes.

En 1959, il obtient le prix Niépce pour son travail sur le Borinage.

Son image réalisée aux Etats-Unis où l’on voit Alfred Hitchcock – tournant alors Les Oiseaux – tenter d’étrangler une jolie fille fit le tour du monde.

« Jeanloup comme moi était un adepte de la cristallisation stendhalienne, et nous concentrions souvent nos divagations sur ce théorème amoureux comme un fruit mûr que nous avions plaisir à croquer à pleines dents. Dans son viseur, il ne pouvait s’empêcher d’être affecté de réminiscences qui accentuaient sa créativité. Du plus profond de son être, une vague inexorable le submergeait. L’acte photographique l’aidait à sortir de la pénombre ses petites madeleines proustiennes dont il retrouvait l’indicible saveur. »

Barbara, « libre, indépendante, excentrique », fut la femme de sa vie, avec qui il eut deux enfants, Sonia et Sacha.

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Dans les années 1990, son activité de portraitiste était florissante, mais l’âge était pour le photographe vitaliste une préoccupation le rendant soudain mélancolique.

Pudique et amoureux, Jeanloup Sieff était un être d’une très grande classe.

« Malgré lui, il assuma toute sa vie, précise Claude Nori dans son beau livre nécessaire, ce cruel dilemme d’être reconnu et admiré comme « le maestro du noir et blanc », alors qu’il aurait préféré qu’on s’attachât davantage à sa sensibilité, à son regard, à l’expression de son style et au récit qu’il avait déroulé au fil de ses images, de ses livres et expositions. »

Claude Nori, Jeanloup Sieff, fais-moi un signe, Contrejour, 2022, 196 pages

https://www.editions-contrejour.com/catalogue/

Un commentaire Ajoutez le vôtre

  1. Très admirative de ces oeuves.
    J’y retrouve une certaine classe, élégance particulière.
    Courbes d’une douceur et d’un graphisme inimitable.

    Oui, une élégance.

    Un faible pour ses nus qui frôlent le ‘divin’…
    Mais aussi ses portraits où ressort l’humain.
    Rare et pas évident à faire, malgré ce qui se dit.
    Toucher l’âme n’est pas chose aisée…

    Merci beaucoup de (re)faire découvrir ses oeuvres.

    Miss G

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