L’ombre du photographe, la substance du temps, par Jean-Jacques Gonzales, écrivain

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« En désertant la scène, le passant la montre. » (Jean-Jacques Gonzales)

Comment était le monde avant notre naissance ? Comment être certain qu’il existait ? Qui étaient nos parents lorsque nous n’étions pas conçus ? Qui étions-nous nous-même aux moments de l’âge tendre ?

Instrument de remémoration et de construction de souvenirs exceptionnel, l’appareil photographique est une machine à remonter le temps, mais aussi à le fabriquer.

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Possédant une collection de plus de deux cents photographies prises presque exclusivement entre le début des années 1930 et la fin des années 1950 par son père, Jean-Jacques Gonzales, philosophe, photographe et éditeur (il a rejoint en 2003 Mathilde Ribot aux éditions Manucius), a imaginé Conversation tardive, ouvrage où l’archive familiale est montrée dans le but d’éveiller à la fois la mémoire – ou la substance même du temps -, et l’envie d’explorer par l’écrit ce que chaque image suscite intimement chez son regardeur.  

Punctum et studium ne sont pas des notions fixes. Comme dans le taoïsme, l’un et l’autre ne cessent de tourbillonner, d’échanger leurs polarités, de se compléter, de se donner leur vertige.

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La présence du visage des aimés ne se départit pas d’une sensation de l’époque anténatale, comme il est possible de tirer le fil du passé à partir d’un détail particulièrement expressif, ou convoquant l’émotion, l’intellect, la pensée.

L’aura des photographies exposées ici provient du trouble de ce qui aurait dû disparaître, mais se maintient malgré tout à peu près intact, frêle esquif puissant voguant sur le fleuve du temps.

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Le père ne craint pas le vide, qui photographie ses proches, mais aussi des espaces de solitude dense.   

Né à Oran en 1950, Jean-Jacques Gonzales découvre dans l’œil de qui le reconnut des trottoirs, des rues, des pavés, des pas de porte, des grilles en fer forgé, une petite fille, sa grande sœur Anne-Marie.

Lorsqu’il enclenche mal la pellicule de son boîtier allemand Voigtländer, Manuel, « fils d’un journalier espagnol émigré d’Andalousie à la fin du XIXe siècle », crée des images à la texture complexe, énigmatiques et très belles.

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Quelquefois, Rose, l’amie, la compagne, la future épouse, prend la photo, ou un ami.

« Ils vont à la mer. Chacun exhibe sa jeunesse. Rose a 19 ans, elle pose sa main sur l’épaule de Manuel. J’entrevois une vie que je n’ai pas connue. Les blocs de béton montrent que l’on est sur la jetée du port, pas loin du centre-ville. Ils sont certainement venus à pied. Au fond, peut-être la montagne des Lions, à l’est. Ou Santa Cruz, à l’ouest. »

Jean-Jacques Gonzales observe les bagues : alliance ou pas ? engagement sacré ou pas ? preuve d’union éternelle ou pas ?

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Les parents sont superbes, élégants, comment est-il possible de vieillir ?

Le support est altéré, mais la main de Rose est toujours posée sur l’épaule de son bel amant, bientôt mari.

L’enfant formule des hypothèses, conjecture, invente.

Photos de plage, désir, corps sculptés.

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Que font les parents à cet instant précis ? Où sont-ils vraiment ? Habitent-ils un espace vacant ?

Pourtant, « moi, ce petit bonhomme » est né, un cliché en atteste.

Retour sur les terres ancestrales de l’Andalousie, misérable sous le franquisme.

Jean-Jacques Gonzales agrandit des détails, des visages, donnant au grain de l’image une place prépondérante, comme pour souligner le miracle de la persistance des figures.

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Images malgré tout.

Une photographie ? Bouche d’ombre et plein soleil.

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« Il faut préserver, écrit le philosophe, les photographies qui sont comme une nuit après le désastre. Dans les photos de familles, l’émotion vient de ce qu’elles retiennent et qui n’est plus. Les photos de familles, surtout en ces temps d’avant-guerre, ont souvent une qualité de présence incomparable, le miracle de la photographie n’est pas encore oublié, les gens se tiennent avec fierté dans la pose, ils ressemblent à des statues, à des monuments, et plus encore quand il s’agit de ses premiers proches. Il y avait aussi, pour moi, le sentiment de l’exil, de la séparation. La photographie s’effaçait devant l’opacité du temps, devant l’énigme. Ce qui me troublait, c’était autant la disparition que l’apparition. Je croyais que c’était l’énigme de la photographie, c’était l’énigme de la vie. »

Jean-Jacques Gonzales, Conversation tardive, mise en pages Juliette Roussel, L’Atelier contemporain, 2022, 208 pages

https://jeanjacquesgonzales.com/

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https://www.editionslateliercontemporain.net/a-paraitre/hors-collection/article/conversation-tardive

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