
©Ohran Pamuk
« Je dois écrire sur mon bonheur de caviarder un dessin avec du texte. Voilà ce qu’il faut en dire : entre 7 et 22 ans j’ai cru que je serais peintre. A 22 ans le peintre en moi est mort et j’ai commencé à écrire des romans. En 2008, je suis entré dans une boutique pour en ressortir avec deux grands sacs pleins de crayons et de pinceaux, puis j’ai commencé à dessiner sur des petits carnets, entre le plaisir et la crainte. Oui, le peintre en moi n’était pas mort. Mais il avait peur, il était très timide. Je dessinais dans des carnets pour que personne ne voie mes œuvres. Je me sentais même un peu coupable : c’était la preuve que les mots ne suffisaient pas. Pourquoi écrire alors ? Ces tiraillements ne m’ont pas freiné. J’ai pris du plaisir à dessiner et continue de croquer tout ce que je vois. »
C’est un livre étonnant, très beau, inattendu, reprenant sur deux cents double pages – parmi plus de quatre mille pages – une sélection, présentée dans un ordre non chronologique, des dessins effectués par Orhan Pamuk sur ses carnets tenus quotidiennement depuis plus de dix ans, entre 2009 et 2020.
On y lit des anecdotes, des compte-rendu de rêves, des choses vues, des moments de voyages, des réflexions sur la littérature, ses romans en cours (Les nuits de la peste), ses personnages, et des relevés quasi météorologiques de ses divers états d’âme, dominés la plupart du temps par la mélancolie.
« Je suis devenu un homme solitaire. Qui se promène en ville sous escorte… »
Le paysage s’obstine, comme le dessin (un par jour), il faut s’efforcer à être, et tenir debout dans les couleurs, explosives, paradisiaques.
Les feutres glissent, tout va vite dans le désir des traits colorés jouant avec les mots et les blancs de la feuille.
Ecrits et dessinés sous l’autorité de la belle et rassurante présence de l’épouse du romancier, Asli, Souvenirs des montagnes au loin est une tentative d’introspection et d’oubli de soi – par les traits, le paysage, les couleurs dans lesquels se fondre.
La vue de Cihangir, quartier d’Istanbul où l’écrivain réside, appelle « au respect de l’univers », qui sauve des tracas liés à l’édification du Musée de l’Innocence, lieu conservant de vrais objets d’une histoire fictive (celle du roman éponyme) qu’il a souhaité créer – il est ouvert depuis avril 2012.
On voit dans ses carnets dessinés le Bosphore, des maisons, des mosquées, des routes, la Crète, des bateaux, des enfants qui pêchent, un hibou, un pont, des minarets, des paysages de montagnes.
Ohran Pamuk est un écrivain immense, sollicité par des médias du monde entier, et chaque page ici pourrait être décryptée, discutée, analysée.
« Monsieur le Peintre, hélas, s’est habitué à ce qu’on le pourchasse dans ses rêves. Il les passe à s’enfuir. D’un pas pressé, conscient de tout ce qu’il abandonne. Fuir devant tout et tout le monde est devenu son habitude. »
L’intime y rejoint le politique, les propos métadiscursifs l’autobiographique, l’éloge de l’amour l’aboulie, pendant de l’exaltation.
« Quand j’écris je deviens comme ivre du silence qui envahit mon bureau, la pièce, l’appartement… Sans ce silence, mon imagination ne fonctionne pas… »
Ohram Pamuk compte les bateaux, pense William Blake, Raymond Pettibon et Cy Twombly (pas Pierre Bonnard ?), et les pages s’accumulent, il y a un roman, puis un autre, à écrire.
« Le désir de peindre est comparable au désir sexuel, il me laisse vivre ma vie, la tête et l’âme en paix, puis, d’un coup ça monte, ça monte en moi, et je dois aussitôt me ruer sur mes crayons, mes couleurs. »
L’élément liquide est central dans Souvenirs des montagnes au loin (titre inspiré par les maîtres chinois), qu’on lira dans sa dimension d’universalité, et sa pluie de mots-oiseaux : « L’idée qu’il y a quelque part, très loin, une autre vie, un autre monde, dont l’existence nous est suggérée par les paysages vus en rêve, lointains et sauvages, cette idée aura dicté ma vie et empli mes journées. Je travaille sans arrêt. Etrange. Comme si j’avais quelque chose à prouver. Mais j’aime ces romans qui bouillonnent sous mon crâne, je dois les écrire, et tant mieux oui, si les gens voient le monde tel que je l’ai vu dans mes romans. Ensuite, soupe de lentilles, poulet aux aubergines à la Sermin, vin blanc. Un peu trop tôt. Le désir de dessiner m’envahit brusquement. »
On peut comprendre qu’après des journées aussi densément créatives, entre 23h et minuit, presque toutes les nuits, Ohran Pahmuk s’écroule de sommeil sur le divan du salon (dessin pages 380-381).

Ohran Pamuk, Souvenirs des montagnes au loin, traduit du turc par Julien Lapeyre de Cabanes, directrice éditoriale Nathalie Bailleux, éditrice Astrid Bargeton assistée de Capucine Allaert, directrice artistique Anne Lagarrique, graphiste Cécile Joly, Gallimard, 2022, 396 pages
https://www.gallimard.fr/Catalogue/GALLIMARD/Livres-d-Art/Souvenirs-des-montagnes-au-loin

https://www.masumiyetmuzesi.org/
Photographies de carnets réalisées par Emre Dörter
Ouvrage publié avec le soutien de Clermont-Ferrand Massif central 2028 et de Il faut aller voir, association de soutien à la création éditoriale promouvant les voyages privilégiant l’autonomie et l’indépendance
