
Beyrouth 2022 ©Anne-Lise Broyer courtesy 110 Galerie, Paris
« Une catastrophe commence toujours par le son : ce que peut être une explosion, le cri stupéfiant des premières victimes, qui oscille entre la surprise et l’épouvante, ou la simple sonnerie d’un téléphone qui déchire la nuit pour vous annoncer la disparition d’un ami… la mort, la mort vient vous chercher par l’oreille, elle entre en vous par le tympan. » (Michaël Ferrier)
Préfacé par Charif Majdalani, dont j’ai présenté il y a quelques semaines le très sombre Beyrouth 2020 (Babel, 2022), Ce qui nous arrive est un recueil de nouvelles ayant pour thème la catastrophe.
Ce livre est une commande passée à cinq auteurs par la Maison Internationale des Ecrivains à Beyrouth, le Liban pouvant être considéré comme un cas exemplaire de désastre, l’explosion ayant eu lieu dans le port de la ville le 4 août 2020 en étant le bien dramatique symbole.
Les cinq textes rassemblés ici – des fictions – pourraient n’être que bons, mais ils sont excellents, Ce qui nous arrive n’étant pas un livre de plus, mais un ouvrage de nécessité avec lequel penser.
Le franco-malgache-japonais Michaël Ferrier continue à exposer le triple drame de Fukushima (séisme, tsunami, explosion nucléaire), dont il est devenu un spécialiste ; l’écrivain et politologue Camile Ammoun ainsi que le romancier Fawzi Zebian évoquent le traumatisme de la déflagration ayant touché Beyrouth ; l’auteure Ersi Sotiropolous écrit de l’intérieur de la crise grecque ; né à Port-au-Prince, en Haïti, Makenzy Orcel se souvient de la violence effroyable des tontons macoutes et de leur haine de la pensée.
« Mais le Liban, écrit Charif Majdalani, est progressivement apparu comme le paradigme de la mauvaise gouvernance et comme le lieu où se condensent les formes les plus retorses de la corruption, du détournement de fonds publics et de la clientélisation des citoyens, avant que la classe dirigeante, libanaise, par son irresponsabilité et son laxisme, ne réussisse le tour de force de réunir tous les ingrédients et toutes les déclinaisons possibles de la catastrophe – explosion, séisme, crise économique, sociale et écologique – et d’en offrir au monde effaré le modèle ainsi condensé. »
Michaël Ferrrier, dans l’introduction de son texte intitulé L’Insurrection des molécules, semble lui répondre : « Une catastrophe, un séisme, un tsunami, une explosion ne déchirent pas seulement l’air, la terre et la mer et toutes les dimensions de l’atmosphère, ils ouvrent en nous une fêlure immense, déployant soudain au grand jour une floraison de questions sur nos vies, nos modes d’organisation sociale, nos renoncements individuels comme nos erreurs collectives. »
Puis : « Rien ne se passe jamaus comme prévu, rien. A chaque fois, les plans sont bouleversés. C’est ça, la vie – et c’est en ce sens que nos vies sont des catastrophes. »
Le romancier imagine le destin de trois Japonais ayant changé de vie à la suite du désastre de Fukushima, Oshima Taku, informaticien d’exception, Shintaro Murakami, et l’employée de restauration Akiko Yoshikawa : le premier, après avoir acheté une maison de pêcheur à Okinawa, s’est reconverti en poète de haïkus, le second en bonze et la troisième, qui n’a pas changé de métier, a compris l’importance de l’attention à accorder à chaque parcelle de notre monde.
« Les êtres humains, conclut Michaël Ferrier, sont des molécules, eux aussi, en mouvement et savent, quand il le faut, déclencher des insurrections, dans les rues comme dans les esprits. C’est peut-être ce qui nous donne, dans la dévastation en cours, quelques minces raisons d’espérer dans notre monde de plus en plus catastrophé : la puissance de leurs mots, la force de leurs convictions. »

Beyrouth 2022 ©Anne-Lise Broyer courtesy 110 Galerie, Paris
Camille Ammoun, dans Silo, revient sur le destin terrifiant d’une cargaison de nitrate d’ammonium – pouvant servir d’engrais comme d’explosif pour des armes – venu de Batoumi en Géorgie sur un rafiot, le Rhosus, sept ans avant la catastrophe.
Un ensemble de quarante-huit cylindres de béton armé, prend la parole depuis son éventrement : ce nitrate d’ammonium destiné à être livré au Mozambique ne devait-il pas surtout servir à alimenter la guerre en Syrie via le port de Beyrouth ?
« Je ne suis plus un silo. Je ne suis pas une ruine. Je ne suis pas un temple. Je ne suis pas un monument. Je ne suis pas un mémorial. Je suis une épave, et je suis un témoin. Le témoin des horreurs perpétrées par des hommes, les mêmes depuis des décennies. J’ai vu des assassinats, j’ai vu des corps traînés vivants par des voitures au bout d’une corde, j’ai vu des francs-tireurs embusqués tirer sur tout ce qui bouge, des chats, des hommes, des enfants, j’ai vu des voitures piégées et des exécutions sommaires, j’ai vu des bombardements aveugles et des parties de trictrac jouées le matin par les ennemis du soir, j’ai vu la peur dans les yeux des enfants et des adultes sourire pour les protéger, et j’ai vu que ces sourires étaient sincères, j’ai vu la ville se fendre et de la faille naître une forêt, j’ai vu des jeunes danser dans des caves et des vieux se dire que tout allait bien, j’ai vu des massacres et j’ai vu des charniers, j’ai vu en 1982 le départ des combattants palestiniens et je me suis dit que ce cauchemar était terminé, j’ai vu en 1990 le pays réunifié et je me suis dit que ce cauchemar était terminé, j’ai vu en 2020 la débâcle de l’armée israélienne et je me suis dit que ce cauchemar était terminé, j’ai vu en 2005 le départ du dernier soldat syrien et je me suis dit que ce cauchemar était terminé, puis en 2019 j’ai vu l’émergence d’une conscience citoyenne et d’une opposition politique et je me suis dit que ce cauchemar était terminé, mais depuis le 4 août 2020 où je suis presque mort, je sais que l’interminable guerre du Liban ne prendra fin que lorsque ceux qui l’ont faite ne seront plus au pouvoir. J’étais le ventre de Beyrouth, je suis devenu sa mémoire. »
Fawzi Zebian quant à lui essaie de penser l’unité d’un récit dans le fracas de l’éparpillement à partir de son corps disloqué par l’explosion : « qui suis-je ? Suis-je la conscience qui raconte cette histoire ? Suis-je la douleur qui resserre mes liens en chair et en os ? Suis-je ces brûlures, ces fractures, ces membres amputés, ces yeux énucléés, ces nez mutilés, ces oreilles arrachées, ces ventres éviscérés par une broche affûtée chauffée à blanc ? »
Le propos conclusif de sa nouvelle est superbe : « Oui, il y a eu des gens à mes côtés pour m’aider à rassembler mes esprits, à ramasser ma chair, à éteindre mes brûlures, à redresser mes os, rattacher mes doigts à mes mains, mes mains à mes bras, mes bras à mes épaules jusqu’à l’intégralité de mon corps, jusqu’à l’intégralité de mes souvenirs… Il existe des gens qui savent que le corps et l’esprit sont jumeaux, et que la dispersion des membres ne diminue en rien la pensée. / Je remercie ceux qui m’ont recousu à l’aiguille, avec de fil béni qui a su passer à travers les plis des années et leurs revers sévères. Je remercie ma grand-mère qui m’a soutenu de sa sagesse. Je remercie cette rose blanche qui m’a réuni avec amour. / Oui, la mort est un lieu sûr, comme le disait ma grand-mère. Mais elle n’est réconfort et tranquillité que si elle se laisse apprivoiser par une rose blanche, même dans le tonnerre d’une explosion. »
La Grecque Ersi Sotiropoulos décrit un pays qui a faim, qui ne dort pas, et qui attend la fin du monde : « Il lui parla d’incendies au pôle Nord, bientôt recouvert de sable rouge, de la Méditerranée, transformée en décharge remplie de tonnes d’ordures, tandis que d’énormes baleines boursouflées éclateraient sur l’Acropole avant d’exploser comme des volcans. »

Beyrouth 2022 ©Anne-Lise Broyer courtesy 110 Galerie, Paris
En Haïti, Makenzy Orcel revient sur le destin de son père écrivain, persécuté par le pouvoir.
Un paragraphe pourrait résumer peut-être, du point de vue des auteurs, l’entièreté de Ce qui nous arrive (penser au livre de Paul Virilio Ce qui arrive, 2002, et à son souhait de créer un espace où exposer l’accident comme impensé de la modernité) : « quel est le nom de cette impulsion qui nous enjoint que c’est maintenant et par l’écriture, la poésie que tout doit se régler, qu’on a quelque chose d’absolument urgent à dire, quelque chose qui ne doit pas rester caché, que le monde devrait savoir, comme si ça allait changer le cours des choses ? »

Ce qui nous arrive, textes de Camille Ammoun, Michaël Ferrier, Makenzy Orcel, Ersi Sotiropoulos, Fawzi Zebian, préface de Charif Majdalani, couverture Rémi Pépin, Editions Inculte, 2022, 136 pages

Sidi Bou Saïd, Beyrouth, Baalbek, Beyrouth 2022 ©Anne-Lise Broyer courtesy 110 Galerie, Paris
Exposition Anne-Lise Broyer Est-ce là que l’on habitait ? à Beyrouth, Beit Tabaris, du 23 octobre au 29 octobre 2022
Anne-Lise Broyer dévoilera également sa série en cours dans l’exposition Sans jamais perdre de vue l’ensemble au Studio Frank Horvat (Boulogne Billancourt) à partir du 2 novembre 2022 – commissariat Audrey Bazin
Réservation sur rendez-vous à frankhorvatstudio@gmail.com
https://www.annelisebroyer.com/
https://le-110.fr/galerie/artistes/anne-lise-broyer
