
Album du vieux Paris, 1865-1868, Charles Marville
« La particularité de la photographie, c’est au fond de porter à l’extrême le dispositif d’absence scellé en toute représentation : ce que l’on voit sur l’image, c’est ce qui n’est plus là – ce qui a disparu, tel moment fugace par exemple, ou ce qui est retourné à soi, une montagne par exemple. »
Publié en majesté dans la collection « Fiction & Cie » fondée par Denis Roche, dirigée par Bernard Comment, Une éclosion continue, de Jean-Christophe Bailly, est un livre passionnant sur les rapports fondamentaux entre temps et photographie.
Composé de trois parties (je considère davantage sa quatrième section intitulée Le carnet photographique comme une postface), cet ouvrage commence par des propos d’ordre théorique – sur le document, le régime de l’œuvre, l’ombre -, pour aller, via Charles Baudelaire et sa façon quelque peu ambiguë de considérer la photographie, vers le poème du monde, en des textes, repris souvent de catalogues, de revues ou de livres de photographie, sur Bernard Plossu, Françoise Nunez, Thibault Cuisset, Anne-Marie Filaire, Guilaume Greff, Benoît Fougeirol, Marc Trivier, Michel Vanden Eeckhoudt, Marco Barbon, Samuel Hoppe, Jacqueline Salmon, Hanns Zischler, Valérie Jouve, Eric Poitevin, Sarah Moon.
Il y a une brusquerie de l’arrêt sur image photographique, une violence de césure, qui en fait paradoxalement toute la volupté, comme un condensé de temps brut, une réserve d’étincelle dirait Walter Benjamin, ou une stupeur de silence.
Circonscrire un tel livre de pensée en une série de brefs paragraphes paraît bien vain, mais opérons à notre tour des coupes, des saisies, des prélèvements ne masquant pas que la culture critique est aussi une barbarie.
Commençons par Baudelaire dont on se souvient qu’il laisse peu de chance à l’art photographique dans le fameux Salon de 1859 – méprisant la mécanique du regard automatisé contre l’intelligence de vision du peintre passant par la main -, invention caractérisant au suprême avec le chemin de fer l’âge industriel.
On connaît cependant treize portraits photographiques de Baudelaire – six de Nadar, trois de Carjat, deux de Charles Neyt, deux de source anonyme -, qui, en dandy mélancolique, ne sembla pas si indifférent au réglage de sa présence et à son devenir-image.
En outre, le peintre de la vie moderne tel que le poète le trouva chez Constantin Guys, avec ses traits rapides, sa capacité à saisir sur le vif les scènes les plus quotidiennes, n’est-il pas très proche du reporter pratiquant au moyen de la photographie des sortes d’estampages ?
Il y a une dimension imaginaire de la photographie, rappelle Jean-Christophe Bailly en évoquant William Henry Fox Talbot sur qui il écrivit un essai superbe, l’éloignant de tout académisme quand la peinture elle-même est quelquefois, souvent, d’une pauvreté de vision accablante.
Alors que Baudelaire flânait sur les grands boulevards, s’enchantant de retrouver l’antique dans le neuf, Charles Marville, Gustave Le Gray et Charles Nègre transformaient également Paris en territoire de fiction et de rêverie.
La photographie selon Bailly-Baudelaire relisant Le Mauvais Vitrier (in Petits poèmes en prose) ? « un palais de cristal crevé par la foudre ».
Des preuves remarquables de cette capacité du photographique à estampiller le temps ?

Roma ©Bernard Plossu
Chez Bernard Plossu : « C’est le ruissellement de l’existence et le bonheur de ce ruissellement. » / « La vie (et il n’y a qu’elle dans le travail d’inventaire de Plossu) est l’ouverture et le renouvellement, le spasme ralenti dont chaque seconde est la demeure dévastée. » / « l’inventaire d’une gamme des différents états de pensivité » / « le battement vivant et intime à eux-mêmes de choses et des êtres ».
Chez Françoise Nunez, son aimée : « la discrétion, la pudeur d’une approche discontinue et comme frôlée, où le mouvement des êtres dans la lumière, au lieu d’être saisi, fixé une fois pour toutes, semble pouvoir se prolonger dans l’image elle-même : par conséquent tout le contraire d’une rapt, un accueil, qui comporte lenteur et immersion » / « Des gestes lents, des ouvertures, des passages flous, des scènes, une constante improvisation, un tissage humain plein de raccords et son unité disparate, sa liaison ».
Chez Thibault Cuisset : « le paysage ne parle pas, il est obstinément muet, mais ce silence où il stagne est aussi, et c’est le paradoxe, une langue infinie que nous n’entendons pas et qui reste à apprendre. » / « C’est comme si ce qui était photographié de près était photographié de très loin, dans un rapport aux choses qui respecte leur éloignement et leur retrait, leur solitude ».
Chez Marc Trivier : « l’apparition de chaque être dans la lumière est comme une signature, comme le graphe de son passage dans le temps ».
Chez Samuel Hoppe : « les échos dilatés d’excursions qu’il faut penser à la fois comme des évasions et comme des retours ».
Chez Hanns Zischler : « Chacune des images qui a capté cette puissance est un poème complet et accompli, une méditation silencieuse, un vestige qui se transforme en oracle ».
Nous nous sommes habitués aux photographies, qui nous recouvrent, nous informent et nous dirigent, mais essayons, suggère Jean-Christophe Bailly, de ne jamais oublier leur pouvoir d’effraction, leur génie, leur magie, ce que Platon, pensant au phénomène des images, avait repéré comme « entrelacement d’être et de non-être ».
Nous sommes embarqués dans le fleuve Image avec une telle évidence que nous en perdons quelquefois la conscience, comme nous peinons à comprendre que, si nous les regardons avec plus ou moins d’attention, ce sont d’abord les images qui nous contemplent et nous pensent.
La photographie nous rappelle que nous vivons dans un roman colossal (Novalis), Walker Evans pouvant en ce sens être considéré, comme le propose l’essayiste, comme le plus grand des romanciers américains.
« L’art, justement, nous pourrions le définir, écrit-il dans le texte Le régime de l’œuvre, comme l’art de descendre le fleuve au ralenti, comme l’art de faire sentir le temps, comme l’ensemble des actions par lesquelles la traversée du temps se convertit en expérience. »
La photographie ? un dépôt (d’explosifs) dans l’âme du monde sensible.

Jean-Christophe Bailly, Une éclosion continue, Temps et photographie, Seuil, 2022, 312 pages
https://www.seuil.com/auteur/jean-christophe-bailly/290
