
©Emmanuel Ruben
« J’ai souvent l’impression que les romanciers français ne s’amusent pas assez, depuis la mort de Perec, à quelques exceptions près (Le Tellier, par exemple). ‘Fais-toi d’abord plaisir’, disait Kerouac contre toutes les leçons doloristes de l’écriture. »
La Zyntarie est un pays inventé dans son enfance par Emmanuel Ruben, archipel rêvé, clef de voûte invisible d’une œuvre d’écrivain et de géographe, de voyageur et d’exilé éternel.
Huitième titre aux éditions Le Robert d’une collection explorant le laboratoire de création d’un écrivain – nécessités, méthodes, stratégies, vocation -, L’archipel de l’écriture est une formidable plongée dans l’atelier de l’auteur de Sur la route du Danube (Rivages, 2019).

©Emmanuel Ruben
On y apprend beaucoup sur l’écrivain, sur la fabrique de ses livres, sur la littérature – avis à tous les hypokhâgneux, khâgneux et amateurs sensibles.
La pensée d’Edouard Glissant – créolisation, mondialité, poétique de l’archipel et de la relation – nourrit ce livre de commande conçu comme un récit autobiographique essentiel.
Il y a d’abord l’archipel de l’enfance – Emmanuel Ruben s’adresse à son lecteur à la deuxième personne du singulier -, qui est un monde romanesque en soi.

©Emmanuel Ruben
Il faut imaginer l’écrivain, tel le petit Nicolas Bouvier, allongé sur des tapis de cartes, lisant Hergé, Tolkien, Stevenson et Jules Verne – plus tard ce sera (liste minimale) Hugo Pratt, Conrad, Le Clézio, Chatwin, Michaux, Calvino, Hesse, Cendrars.
Emmanuel Ruben n’est pas un être de coterie, qui préfère toujours la liberté d’une équipée à vélo, et le chapitre à finir/relire/gueuler, aux dîners mondains interminables mais possiblement rémunérateurs – carrière, prix.
L’ami de Julien Gracq et d’Yves Bonnefoy (éloge des arrière-pays) ressent le besoin de raconter des histoires, d’arpenter des frontières, de travailler sa double généalogie, allemande (protestante) par son père et Méditerranéenne (juive) par sa mère, et de dessiner des plans, des scènes, des pays.

©Emmanuel Ruben
Premiers romans, premiers essais avortés, premiers récits, premiers ailleurs, premiers fantasmes de l’édification d’une carte de géographie à l’échelle 1 – on appelle cela une vie accomplie.
Lectures tous azimuts, bonnes études, failles intérieures devinées mais tues, fors la tentation du suicide.
Il faut mourir à soi pour renaître, par exemple dans le personnage de Samuel Vidouble, présent depuis La Ligne des glaces (Rivages, 2014) dans la plupart de ses livres.
Découverte de la nature fractale du roman, de la littérature, de la vie – nous sommes l’un des traits, l’une des lignes, l’une des pièces, d’un mandala géant.
Pour continuer à écrire, et ne pas se laisser arraisonner par les diverses contraintes sociales, souvent mortifères, il faut savoir trancher, couper, organiser son emploi du temps de façon drastique afin de répondre pleinement à sa complexion et aux nécessités des phrases à accueillir, à déployer.

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Ecrire à la ville ou à la campagne ? Dans son bureau ou dans un café ? Avec ou sans musique ? Au stylo plume ou à l’ordinateur ? En nomadisant ou en restant sédentaire ? Le matin, l’après-midi ou le soir ? Que faire du passé simple ? A quelle personne écrire ? Comment insérer au plus juste des photos ? Et les phrases en langue étrangère ? Faut-il de l’humour ou du sexe (oui) ? Quand metrte en place des dialogues ? Et les digressions ?
« A gauche de mon bureau, précise Emmanuel Ruben, se trouve une table à dessin, car je dois pouvoir passer à tout moment de l’écriture au dessin, de la position assise à la position debout, de l’ordinateur au papier. C’est sur cette table que je réalise les croquis des situations et les plans de mes romans. »
Plus loin : « La littérature est une mante religieuse. Elle ne te rendra pas toujours l’amour jaloux que tu lui voues et finira souvent par te dévorer vivant. Il est bon, pour un écrivain, d’avoir un jardin secret, une île lointaine sur laquelle se réfugier quand ça ne marche pas, quand tu n’as plus la foi. Cette île peut être une piscine, un vélo, une paire de baskets, un simple short ou un violon d’Ingres. »
Pour savoir écrire, il faut savoir lire, et pour savoir lire, il faut savoir vivre, axiome sollersien à tourner dans tous les sens.
Lorsque l’on écrit des romans exigeants, multipliant scènes, personnages et situations complexes (le diptyque Sabre et Les Méditerranéennes, Stock, 2020 et 2022), parfois de nature expérimentale (Sous le serpent du ciel, Rivages, 2017), Emmanuel Ruben répugnant à se répéter (le style identifiable, voilà l’ennemi) il faut savoir organiser son chaosmos (Kenneth White), savoir classer, trier, mettre en ordre ses notes – archipel des carnets, des dossiers (cartes, plans, photos, croquis, personnages, titres, exergues…) et même du blog appelé L’Araigne givrée (je conçois ainsi le mien depuis ses débuts, dans l’agencement archipélagique).

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« J’appelle roman, souligne-t-il, un livre qui intègre tout ce qui fait le tragicomique de la vie : le rire et les larmes, l’amour et la mort, le rêve et l’oubli, la colère et la honte, toutes ces pulsions et tous ces sentiments qui me traversent moi-même quand j’écris. Un roman dans lequel on ne rit pas, un roman dans lequel on ne baise pas ne m’intéresse pas. »
Professeurs de lettres et de littérature, cette pensée conclusive est pour vous et vos élèves, enseignez-la, vivez-la : « Ecrire des livres n’est pas tout, devenir un écrivain ne doit pas être une finalité en soi, il faut qu’écrire change ta vie, change la vie des autres autour de toi, il faut qu’écrire brise les glaces de l’habitude et la mer gelée en toi, il faut qu’écrire t’aide à « retrouver la mer libre », comme disait Proust. Il faut qu’écrire t’aide à libérer ton archipel. »

Emmanuel Ruben, L’archipel de l’écriture, avec plans, cartes, croquis de l’auteur, direction éditoriale Bérengère Baucher, édition Charlotte Lebot, Editions Le Robert, 2023, 224 pages