Etats de guerre, par la revue Mettray

Antoine d’Agata / Magnum Photos

« tueuse, et tuante / est l’époque / à nouveau intensément cruelle / c’est un murmure distinct entre des lèvres inconnues sur lesquelles on a peur de poser les siennes » (Dominique Fourcade)

La découverte d’un nouveau numéro de la revue Mettray, fondée à Marseille en 2001 par Didier Morin, est toujours une excellente nouvelle.

On y trouve des textes d’écrivains, des photographies, des propositions plastiques, une exceptionnelle densité de sensibilité.

Mettray, c’est une constellation de regards et d’écritures touchant à vif le contemporain maléficé, un ensemble de chemins de liberté, un acte fondamentalement poétique.

L’éditorial du numéro 17 est une photographie de Jonathan Littell de l’autoroute reliant Kharhiv à Kyiv (lire son journal ukrainien de mai 2022, accompagné de photographies d’Antoine d’Agata, publié en collection Blanche chez Gallimard sous le titre Un endroit inconvénient) montrant un panneau indicateur aux inscriptions effacées.

Tout est dit ici de nos égarements, de notre perte de repères, de notre nécessité de trouver un axe – éthique, politique, esthétique – alors que la guerre fait rage.

La parole est donnée à Dominique Fourcade, dont les deux derniers ouvrages (flirt avec elle et ça va bien dans la pluie glacée, chez P.O.L) situent leurs inquiétudes du côté de Gaza et de l’Ukraine agressée : « un cri, dans le poème, écrit-il dans son superbe texte (un volume en soi) daté du 14 avril 2024, ça ne fonctionne qu’une fois. en même temps il est là pour toujours, un cri en liège, matière la plus innovante pour un cri dernier cri »

Aussi, cet introït : « tes seins me crient dans la bouche / que dire d’autre à la Palestine, aujourd’hui, d’ailleurs j’aurais dû lui dire il y a cinquante ans, mais je n’avais pas la même conscience des choses, aujourd’hui ça s’impose à moi. »

S’entretenant longuement avec Didier Morin, Jonathan Littell, constamment préoccupé par le mal ordinaire, avance : « La question, avec le crime de guerre, la violence, n’est pas si vous pourriez le faire, la question c’est si vous pourriez ne pas le faire. Il y a un tout petit pourcentage de vrais réfractaires, des gens qui refusent catégoriquement. Mais ils sont aussi rares que les vrais psychopathes. (…) Encore une fois il n’y a pas de gens plus méchants que d’autres, les Russes ne sont pas en eux-mêmes plus méchants que les Ukrainiens, ou moins, les Israéliens okus ou moins cruels que les Palestiniens. La question, c’est comment fonctionne la structure dans laquelle vous êtes inséré. La guerre va déchaîner des pulsions. Ça c’est inévitable. La peur d’être tué tout le temps, la violence qu’on inflige, vos camarades qui se font tuer ou qui sont mutilés à côté de vous, ça, ça rend les gens fous. Dans une armée contemporaine, l’enjeu c’est de contrôler les soldats pour qu’ils ne dépassent pas un certain niveau de violence, qu’ils n’appliquent pas cette violence sur des cibles non permises. »

Les images de désastre d’Antoine d’Agata, de bâtiments, et de visages de cadavres pris probablement à la morgue, formant une mosaïque désolante, prolongent, dans un silence éloquent, les réflexions de l’écrivain franco-américain ayant beaucoup vécu à Moscou.

Dans un article passionnant, Marguerite Vappereau revient sur l’histoire du film auquel contribua Jean Genet, Morts pour la Palestine (1975), du jeune cinéaste syrien Mamoun Bonni, rendant par cette œuvre hommage à « Mahmoud El Hamchari, qui fut un des premiers promoteurs de la résistance palestinienne en Europe auprès des militants de gauche » (cité à plusieurs reprises dans Un captif amoureux), que l’écrivain français rencontra « par l’entremise de Philippe Sollers et la rédaction de Tel Quel », ce film sauvé de la ruine par Leïla Shahid évoquant les assassinats contre des intellectuels palestiniens en représailles de la prise d’otages de Munich ayant eu lieu en septembre 1972 : Mahmoud El Hamchari, par plasticage de son téléphone ; l’homme de théâtre Mohamed Boudia, par attentat à la voiture piégée ; le professeur à l’université de Beyrouth Basil Al Kobaisi, tué par balle place de la Madeleine à Paris ; l’écrivain palestinien Ghasan Kanafani ; Wael Zwaiter, représentant de la Palestine en Italie, homme d’immense culture ayant traduit notamment les Mille et une nuit… liste non exhaustive.      

Ce film important ne fut montré qu’une fois, précise Marguerite Vappereau, enseignante chercheuse à l’université Bordeaux Montaigne, dans le cours à l’université de Vincennes de Serge Le Péron.

Dans une nouvelle dystopique Stéphane Velut imagine Paris en feu observé par un homme vivant dans la rue depuis des années, alors qu’un nuage sombre s’abat sur Londres.

Revue pensée à la fois comme un champ d’exploration sensible et de contrepoison, Mettray, placée sous la protection du vivant, notamment des animaux (un castor chez Charlotte Escamez ; un corbeau, une buse, une alouette chez Typhaine Garnier ; une cétoine dorée, des mouettes, un bison chez Agnès Clerc), c’est aussi une constellation de noms – rappelés, exhumés, renforcés – ayant marqué l’histoire littéraire : outre jean Genet, il y a Roland Dubillard (par Charlotte Escamez, dans un texte écrit lors d’une résidence à la Maison Julien Gracq), l’auteur de Turtle Island, le beat Gary Snyder par Patrick Autréaux (éloge du wild, mais réserve quant au fond de puritanisme perçu dans son œuvre), Jean-Baptiste Niel, dont René de Ceccatty partage des pages inédites de ses carnets.

L’auteur de Vous qui passez dans l’ombre et Ceci est mon sang écrit ainsi le 19 août 1986 en une phrase construite comme un poème : « Avec le crépuscule un grand vent auguste s’est levé – qui, sans ménagement, essore la verte abondance des platanes ; j’entends, malgré moi, des cascades de premières feuilles mortes. Dans un jardin j’ai vu la fragile insolence des belles-de-nuit. Où mes rêves iront-ils celle-ci déclore leurs paupières ? »

Le 16 septembre 1986 : « Deux choses, sur la fin du jour, m’ont singulièrement touché : la douce-amère patience des ouvriers agricoles espagnols, assis en bouclier sur les marches de la gare d’Orange (arrivés là, ils se tenaient par familles entières, hommes aux sourires fixes et déracinés, femmes vêtues de noir, tous groupés autour de leurs valises respectives, maintenues fermées par une simple croix de ficelle : quelles figures de quel exode, de quel baroque Jugement dernier ? : des vendangeurs, seulement) ; et, au retour, la lointaine foudre avec ses syncopes lactées imbibant un ciel de buvard. »

Qu’est-ce que le temps lorsque l’on est écrivain, ou que l’on s’appelle Jean-Luc Godard (très présent depuis toujours dans Mettray), Jean-Narboni revenant sur sa singulière présence/disparition telle qu’interrogée dans son dernier film de dix-neuf minutes et quarante-cinq secondes, réalisé avec son amie Nicole Brenez, Film annonce du film « Drôles de guerres » (1er tournage) ?

Dans son Palais des sentiments : 2000. Projet froissé, Jean-Marc Ferrari cite Daniel Sibony : « L’espace en soi n’existe pas : il est coextensif à l’acte qui le produit, qui le prélève dans un vide, qui l’extrait d’une absence. » 

Comment ne pas ici penser également au temps et à la notion d’absence fondamentale telle que questionnée par Eric Rondepierre, orphelin de père (texte Le Grand Vide), sommé de croire au Père (supérieur), plutôt qu’aux profondeurs du désir scopique ?

Mais que nous reste-t-il quand le vrai est devenu un moment du faux ?

La vie violente, et amoureuse, vraie, pasolinienne, telle que célébrée par Philippe Gandrieux : « Enfin je l’entends frapper à la porte, les mêmes petits coups secs qui ébranlent mon âme. Je vais lui ouvrir, le cœur battant, affolé comme par un premier amour. Quand elle entre et passe devant moi, ce sont les notes de tête hespéridées de son parfum, confondues au jasmin et à la rose, qui aussitôt, laissées dans le sillage de sa marche, me troublent. Quand elle part, l’odeur animale de sa peau, l’odeur acide, sexuelle de sa sueur, composent avec les notes de fond boisées et cuivrées un tout autre vertige, dont le souvenir entêtant demeure longtemps, conservé par l’émanation vanillée retenue dans les draps ou sur un foulard oublié. Et dans ces moments douloureux qu’elle m’inflige, accroupie sur mon visage, elle transmute son parfum, filtré par l’alchimie de sa chair, un élixir stupéfiant que je bois à la coupe de ses lèvres, une eau amère dont je m’enivre et qui m’étreint dans son or scintillant. »

Et l’apothéose des phrases de Marc Graciano (tout lire de ce styliste surbataillien aux éditions José Corti, Le Tripode et Le Cadran Ligné) : « Le chasseur prit l’extrémité de la longe que la vierge avait passée avec beaucoup de tact, grâce à une boucle, au cou de l’unicorne, et mena, tandis que la vierge rentrait dans son corsage le sein dodu et blanc comme neige, sur lequel l’aréole de couleur châtain, comme celle d’un jeune bolet précoce, un bolet nivéal, apparaissait bien par contraste, qui avait tant subjugué l’unicorne, et l’avait poussé à venir poser sa tête sur ses genoux, sur lesquels il s’était endormi… »   

Au centre de la revue apparaît le visage de Françoise Nunez, photographiée par son mari Bernard Plossu (découvrir aussi le volume Mucho Amor paru récemment aux éditions Lamaindonne), instants de vérité et de grâce.

Mettray, c’est aussi cela : de l’amitié, doublée d’une fidélité à ceux qui comptent.

Sans oublier l’ombre protectrice de Pierre Guyotat.

Revue Mettray, fondateur et responsable Didier Morin, assistante d’édition Donia Lakhdar, mise en forme Typhaine Garnier, n°17, septembre 2024

Contributions de Franco Zecchin, Antoine d’Agata, Gérard Arseguel, Patrick Autréaux, Agnès Clerc, Charlotte Escamez, Dominique Fourcade, Jean-Marc Ferrari, Typhaine Garnier, Marc Graciano, Philippe Gandrieux, Jonathan Littell, Jean Narboni/Jean-Luc Godard, Jean-Baptiste Niel (présenté par René de Ceccatty), Bernard Plossu, Eric Rondepierre, Marguerite Vappereau, Stéphane Velut

https://mettray.com/

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