Le degré suprême de l’amour, par Giorgio Agamben, philosophe

©Linda Tuloup

« A Gorëme [en Cappadoce], dans l’église de la Fibbia, j’ai vu le visage du saint. Qui le fixe ne peut pas ne pas croire en lui. De la même manière, il est une parole telle que celui qui l’écoute ne peut pas ne pas la croire vraie. »

Ce que j’ai vu, entendu, appris… du philosophe italien Giorgio Agamben est un livre de sauvegarde.

Il faut le lire, le relire, penser avec lui, le garder près de soi, il est extraordinaire.

Qu’écririez-vous au soir de votre vie ?

Giorgio Agamben – né à Rome en 1942, et encore pleinement de ce monde – livre en une succession de brefs paragraphes des méditations qui sont des réflexions, des choses vues, des propositions pour traverser le temps et ses vilenies.

Rien de pesant, des fusées, des flottaisons de pierres denses non coupantes.

La sainteté est possible, le combat politique se prouve dans l’absolu de l’amour, nous ne sommes pas seuls si nous partageons l’énigme de nos présences.

Achevé d’imprimer le 28 août 2024, jour de la mort de l’écrivain et intellectuel espagnol José Bergamin – cité par le philosophe -, Ce que j’ai vu, entendu, appris… entrelace ses motifs comme pampres sur la façade d’un palais vénitien.

Dans le quartier de San Polo sonnent les cloches de l’église San Giacomo de l’Orio (première scène), l’air vibre, quelque chose se dit, un appel, une intime convocation peut-être.

Sommes-nous ici-bas dans l’inversion du Paradis ? Non, oui, peut-être, pas totalement, en Inde, une chevrette sur le seuil d’un temple nous regarde fixement, elle appartient au Royaume, elle est Royaume.

La merveille est partout, tout est promesse de beauté, alors que nous nous calomnions.

Pourquoi tenter d’atteindre les rives si hautes de la philosophie ?

« La philosophie consiste dans l’essai du poète – si difficile que presque personne n’y parvient – de faire coïncider l’inspiration avec la justice. / Que m’a appris la philosophie ? Qu’être homme c’est se rappeler du moment où nous n’étions pas encore humains, que la mission de l’homme est la mémoire du non encore et du non plus humain – de l’enfant, de l’animal, du divin. »

Ce qu’il a vu.

Ce qu’il a entendu.

Ce qu’il a appris.

Trouverons-nous un jour (pour Ingeborg Bachmann) la langue parfaite, qui est union de tous par l’or du verbe ?

Je conseillais hier à Linda Tuloup la lecture de cet ouvrage essentiel.

Dans la nuit, je reçois une vidéo, ce sont des vagues roulant sur un quai de Venise.

Des notes de piano, la ritournelle de l’eau, et la voix de l’artiste lisant ceci : « Une nuit, sur les Zattere, fixant l’eau putride qui revient effleurer les quais, j’ai vu que nous existons seulement par les intermittences de notre être-là, que ce que nous appelons « moi » est seulement une ombre en congé ou annoncée, qui se souvient à peine de son évanescence. »

Giorgio Agamben pense l’amour – qui est l’inscription en nous, par l’autre, d’un poème polychrome – avec Spinoza, et les Evangiles : « Mais aimer vraiment quelqu’un, c’est le voir simultanément en Dieu et dans le temps. Tendresse et ombre de son existence ici et maintenant – ambre et cristal de son existence en Dieu. »

L’auteur de Ce qui reste d’Auschwitz (du vaste corpus intitulé Homo Sacer questionnant notamment la souveraineté, l’état d’exception et la vie nue) rappelle la chute définitive de l’humanisme dans les camps de concentration et d’extermination nazis : « A Weimar, j’ai vu que Buchenwald est si proche que, dans le souvenir, le camp se confond avec la maison de Goethe et que l’on ne peut plus les distinguer. »

Portrait de Heidegger, lu à fond : « Au Thor, en 1966, une nuit j’ai vu le ciel criblé d’étoiles innombrables. Je me suis promis de leur rester fidèle. Au même endroit, la même année, j’eux à peine le temps d’attraper le dernier lambeau du veston de la philosophie occidentale, avant qu’elle ne disparût jamais. »

Proposition de discussion avec Pascal Quignard : « De l’enfance : que la parole est la seule chose qui nous reste de l’époque où nous n’étions pas encore des êtres parlants. Nous avons perdu tout le reste – mais la parole est la relique ancestrale qui en conserve le souvenir, la petite porte à travers laquelle nous pouvons, un instant, y retourner. »

La littérature est rappel de la langue adamique.

Adresse à Yannick Haenel : « A Paris, dans les tableaux de Bonnard, j’ai vu que la couleur – qui est la forme de l’extase – est aussi intelligence et raison constructrice. »

A tous : « Se lever le matin avec cette joie minuscule et l’entendre appeler, à voix basse, l’amitié. »

Partir, s’alléger, ne pas peser, (s’)observer.

« Des Italiens d’aujourd’hui j’ai appris la distraction. L’attention – je n’en ai pas trouvé trace. »

A la mort, sans peur : « Du XXe siècle : que certainement, je lui appartiens et que je l’ai quitté pour le XXIe siècle afin de prendre un bol d’air. Mais cet air était si irrespirable que je suis tout de suite revenu en arrière – non pas au XXe siècle, mais dans un temps à l’intérieur du temps, que je ne suis pas capable de situer dans une chronologie, mais qui est le seul temps qui m’intéresse maintenant. »

On ne se correspond pas souvent, on atteint le vide, on est délivré.

Noûs n’est-il pas chez les Grecs le degré supérieur de l’éveil ?

Giorgio Agamben, Ce que j’ai vu, entendu, appris…, traduit de l’italien par Martin Rueff, collection Antiphilosophique, NOUS, 2024, 80 pages

https://www.editions-nous.com/agamben_cequejaivu.html

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