Légendes et vérités de Sergio Larrain, par Catalina Mena, auteure

©Succession Sergio Larrain / Magnum Photos

« On raconte que, durant son enfance et son adolescence, Sergio Larrain marchait sur la pointe des pieds, comme sur le point de s’envoler ; que ses talons ne touchaient pas le sol. » (Catalina Mena)

Admiré dans le monde entier pour la qualité de son regard, souvent très proche de celui de son ami Henri Cartier-Bresson, mais aussi pour sa rigueur morale lui ayant donné une réputation d’ascète, le Chilien Sergio Larrain est une personnalité complexe.

Resté quasiment inconnu dans son pays natal jusqu’à sa mort en 2012, à 80 ans, lors d’un été caniculaire, le photographe, lassé des gesticulations de son milieu, se retira à la fin des années 1970 de la vie publique, s’installant dans une sorte de double ermitage dans la vallée de Limari pour se consacrer pendant plus de trente ans à la méditation, au yoga – dont il dispensait gratuitement l’enseignement – et à l’écriture, sans abandonner tout à fait son art.

Sa nièce, Catalina Mena, qui l’a très peu fréquenté, a décidé de mener l’enquête, d’ouvrir les archives familiales, d’interroger des témoins, son livre publié par Atelier EXB dans la collection « TXT » dirigée par Agnès Sire, Sergio Larrain, la photo perdue, faisant le point sur cet artiste à l’aura légendaire.

Influencé par le gourou fondateur de l’Institut Arica, Oscar Ichazo, lui-même inspiré du mystique russe d’origine arménienne Georges Gurdjieff, ce fils d’une famille très aisée qu’il a, semble-t-il, renié en grande partie pour son conformisme bourgeois névrotique – le père est décrit comme un brillant entrepreneur, dandy, grand amateur de femmes et d’art précolombien -, était très préoccupé par la crise planétaire, fabriquant artisanalement depuis son lieu d’isolement des brochures à diffuser afin d’alerter le monde sur le désastre écologique en cours et la perte dramatique de l’intelligence indigène.  

« Il haïssait, analyse Catalina Mena, son milieu familial et détestait la ville de Santiago ; il ne voulait plus entendre parler des voitures, même si, adolescent, il avait conduit les décapotables de son père et avait plus tard possédé lui-même un véhicule avec lequel il avait parcouru le Chili, en y faisant des photographies. Mais après être parti pour Limari, il n’a plus jamais conduit de voiture : il se déplaçait en autocar ou à bicyclette. « Les voitures ont tout détruit pour qu’on installe ces monstres à côté des maisons et du reste, car plus personne ne veut marcher », écrit-il à sa sœur Lucha. »

Sergio Larrain, qui multipliait les correspondances, ne mâchait pas ses mots, sa franchise pouvait blesser, si l’on ne suivait pas son chemin spirituel.

« Pendant de nombreuses années, il vécut sans réfrigérateur. Il n’avait ni télévision, ni radio, ni courrier électronique, ni téléphone, ni sonnette dans la maison. Ce n’est que quelques jours avant son décès qu’il accepta qu’on lui apporte un téléphone portable pour prévenir s’il lui arrivait quelque chose ; il souffrait d’hypertension depuis longtemps et avait déjà subi un infarctus avant celui qui le tua. »

Sergio Larrain était-il puritain ? C’est probable.

Souffrit-il du décès de son petit frère Santiaguito, mort à 8 ans – il était alors parti faire des études à l’université de Berkeley, en Californie ? C’est certain.

L’ouvrage de l’économiste allemand Ernst F. Schumacher, Small Is Beautifull, alertant sur les dangers de la société de consommation, le marqua-t-il durablement ? C’est indéniable.

Lettre à sa sœur Luz : « L’autre chose que je voulais te dire, c’est que tu dois arrêter tes études de philosophie. Tu crois que la philosophie nous mène à quelque chose ? Tu crois qu’avec ta raison tu vas beaucoup progresser ? La raison ne peut pas comprendre les choses les plus simples. A ton âge, la seule chose que tu tireras de la philosophie, c’est de l’amertume. Consacre-toi à la musique, à la poésie, tu vas prendre plus de plaisir et tu vas avancer. »

©Succession Sergio Larrain / Magnum Photos

Se dégageant d’une famille qu’il jugeait malsaine, Sergio Larrain vécut comme un moine et se rapprocha de Dieu, ses photographies se devant être avant tout, et toujours davantage, le reflet de son état d’intimité spirituelle plus que la volonté de capturer les formes extérieures de la réalité, les travaux de commande pour Magnum ne lui convenant pas ou plus – la presse va trop vite.  

« Larrain, précise sa nièce, publia des photographies sans arrêt pendant vingt et un ans, entre 1957 et 1978. Il commença à figurer dans des périodiques à 26 ans ; il s’arrêta à 47 ans, quand les turbulences existentielles se résumèrent à une seule. Et il se retira des médias. »

Sa série sur Valparaiso est remarquable, celle sur la mafia en Sicile, dangereuse, fut déterminante, El Rectangulo en la mano, publié en 1963, est considéré comme le premier livre chilien de photographie d’auteur (réédition en fac-similé aux Editions Xavier Barral en 2018).

« Sa photographie, poursuit avec beaucoup de justesse Catalina Mena, n’a rien à voir avec la pratique documentaire, ni avec le photoreportage. Cette manière de jeter un regard photographique est imprégnée dans ses images sous forme de taches, de zones de flous, de reflets, d’ombres, de plans disloqués, de points de fuite : une rupture dans la représentation. Ses personnages semblent sortir du cadre, résistant à l’enfermement, comme lui. Son désir n’est pas d’enregistrer le monde. L’important est de trouver « hors de soi » l’écho d’une subjectivité. »

Il faut vagabonder, obéir à son instinct, fuir les conventions, laisser venir les images à soi plus que chercher à les prendre.

©Succession Sergio Larrain / Magnum Photos

« Il est intéressé par les clochards, les chiens errants, les murs abîmés, les pénombres, les enfants au visage sale. Il y a une affinité complice, un goût pour ce qui est brisé ou en ruine. C’est pour cela que, chaque fois qu’apparaît dans ses images quelque chose de neuf ou de puissant, cela est plein d’ironie ou même exagéré jusqu’à en être obscène. Son esthétique est tout le contraire du décor moderniste dans lequel il a grandi ; c’est l’inverse de la perfection. »

Soucieux de la marche du monde et de la désorientation générale des psychés, Larrain refusait l’épate, il était en quête de vérité.

Catalina Mena, Sergio Larrain, la photo perdue, direction éditoriale Agnès Sire, conception graphique Xavier Barral, édition Jordan Alves, graphisme original Line Martin-Célo et Clémence Michon, fabrication Charlotte Debiolles et François Santerre, Atelier EXB, 2024, 160 pages

https://exb.fr/fr/home/647-sergio-larrain-la-photo-perdue.html

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