Beckett, forer des trous dans la langue, par Nathalie Léger, écrivain

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Saint Sébastien, 1478, Dresde, Antonello da Messina

« Il a peut-être songé que le purgatoire, ce pouvait être ça : l’endroit où l’on est condamné à la nostalgie, condamné à trouver les mots pour purger les images qui s’obstinent dans la pénombre. »

Mais qui était au juste Samuel Beckett ?

Et comment dire une vie ?

Par séries de courts paragraphes, intuitions, fulgurances et documentation avisée, Nathalie Léger, qui fut notamment commissaire de l’exposition Samuel Beckett en 2007 au Centre Pompidou à Paris, approche une énigme.

Intitulé Les Vies silencieuses de Samuel Beckett, la directrice de l’IMEC (Institut Mémoire de l’édition contemporaine) dresse un portrait particulièrement vivant, intellectuel et intime, du prix Nobel de littérature 1969.

Une alternance de vides et de pleins, une visite en désordre très stimulante.

Des évanouissements et des reprises de conscience.

Absence et éveil.

Voici Beckett en ses rites, whisky, dispositif d’écriture, exemplaire de Dante posé sur la table, radio ouverte quand il y a un match de rugby.

Parfois, il n’y a plus de mots, il faut se résigner à l’abrutissement, puis entrer dans le trou, et trouver, peut-être, les phrases justes.

Il y a beaucoup de ciels dans l’œuvre de Beckett, c’est peut-être la raison principale pour laquelle sa maison de campagne (« un cube froid »), à Ussy, sur les côteaux de la Marne, était strictement clôturée de parpaings – pas seulement pour éloigner les importuns et pour favoriser la concentration de l’écriture.

Voir haut.

Il y a beaucoup de désert, en soi, hors de soi.

« Ces années-là [1930-1937] : il faut l’imaginer comme Buster Keaton à l’ouverture de ce Film qu’il écrira des années plus tard, en 1964 : une silhouette en fuite, courant la tête basse, le regard furtif, s’échappant le long d’un mur immense qui semble, au-dessus de ce corps égaré, palpiter comme une peau. »

Trois fois par semaine, à Londres, entre 1934 et 1935, Beckett, précise Nathalie Léger, se rend à la Tavistock Clinic pour y rencontrer le psychiatre et psychanalyste Wilfred Bion, qui l’analyse.  

« Dans l’intervalle entre les séances, il écrit une large partie de Murphy (certains disent que l’écriture fut une cure poursuivie par ses propres moyens dans le livre). »

L’innommable vient également probablement de là, parole arrachée à l’engloutissement.

Nancy Cunard le décrit ainsi magnifiquement : « C’est un homme de marbre, croit-on avant qu’il ne parle, puis, s’il est avec quelqu’un qui lui est sympathique, il s’anime et devient chaleureux. Il est blond, le regard direct, par moments perçant comme une épingle dans ses yeux bleu clair. Près de lui, on éprouve la sobriété du désert. Il est très sûr de lui, d’une façon très profonde et tranquille, son attitude est sans prétention, et il s’intéresse aux gens. On ne peut pas dire qu’il soit distant, mais il est très réservé. Vous pensez qu’il a l’air un peu sévère, c’est peut-être parce qu’il est en train d’évaluer ce qui vient d’être dit, mais son rire et son aisance sont francs et prompts. »

Peggy Guggenheim l’aima, et attendit en vain ce mélange de grâce et de gravité.

Il admire Joyce, et cherche à rencontrer Eisenstein, qui rêvait d’adapter Ulysse, pour qu’il lui apprenne le cinéma – lettre sans réponse.

« On dit qu’à l’imitation de Joyce, Samuel Beckett mettait de petits souliers vernis qui le faisaient atrocement souffrir. »

Quitter l’Irlande, c’est quitter la mère – passage obligatoire -, et, quand on est poète, désapprendre sa langue pour en mieux retrouver la dimension intérieure.

Il voyage dans l’Allemagne nazie, voit concrètement les ravages opérés par les censeurs dans les musées et les galeries d’art contemporain, regardant beaucoup le Saint Sébastien d’Antonello da Messina, à Dresde.

Se tenant au bord du vide (lire Watt), les génies se côtoient, se parlent, se disputent, même sans se croiser physiquement – Beckett, Joyce, Giacometti, Borges, Bram van Velde.

Communiquer le silence, seul et ensemble, par les mots, les traits, les formes lancées dans l’espace.

Page 78, Nathalie Léger se confie : « Comme Tristram Shandy projeta d’écrire un chapitre sur les lignes courbes pour confirmer l’excellence des lignes droites, on projeta d’écrire ici, en hommage à Samuel Beckett, un chapitre sur les tas pour confirmer l’excellence des trous. Ans une revue des années 70 [Tel Quel ?], un critique bien informé associa d’ailleurs l’effort poétique de Beckett (il avait affirmé dans les années trente vouloir « forer des trous dans la langue »), à ses tentatives malheureuses d’éradication des taupes qui ravageaient en conscience son carré de jardin à l’abri des murs de parpaings gris. »

Mais qui, ami.e.s, a jamais vu écrire Beckett ?

A Tanger, François-Marie Banier l’a seulement vu faire ses courses, comme tout le monde.

Nathalie Léger, Les vies silencieuses de Samuel Beckett, éditions Allia, 2025, 128 pages

https://www.editions-allia.com/fr/auteur/151/nathalie-leger

https://www.leslibraires.fr/livre/24257083-les-vies-silencieuses-de-samuel-beckett-nathalie-leger-editions-allia?Affiliate=intervalle

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