Un nouvel amour du langage, par la revue de littérature Aventures

James Joyce, 1928, par Berenice Abbott

« L’intensité de la sensation détruit l’ordre. » (Georges Bataille)

Paraît la troisième livraison – sous couleur orangée – de la revue de littérature Aventures, et c’est une joie renouvelée.

Les écrivains sont seuls, ou à peu près, mais il y a la fraternité des revues, ces laboratoires textuels tentant par leur forme et leur contenu d’échapper au strict calibrage littéraire.

Dirigée par Yannick Haenel, que les revues passionnent – reprendre, s’il vous est possible de retrouver ces trésors, la totalité des numéros de L’art du bref, et de Ligne de Risque -, Aventures inscrit désormais la vivacité de son tempérament dans le paysage éditorial français.

« La littérature, écrit-il, ne se situe pas dans les sujets de société, mais dans cela dont la langue se rend capable. »

De quoi s’agit-il essentiellement ? De donner la parole à de nouvelles voix, ou de plus anciennes moins repérées, de déplacer la prose vers la poésie, sans oublier de rappeler les fondamentaux, dans ce numéro l’œuvre de Georges Bataille – lui aussi fondateur de revues (Documents, Acéphale, le groupe du Collège de Sociologie, Critique) -, notamment par le synopsys d’une pièce de théâtre inédite La Méduse, que possédait Jean-Louis Barrault, et la reprise du texte que l’on entend dans l’essai filmique d’André S. Labarthe, Bataille, à perte de vue – qu’accompagnent ici des photographies d’Anne-Lise Broyer.

« Bataille, écrit le génial auteur de la série, conçue avec Janine Bazin Cinéastes de notre temps, perd la foi à l’instant où il découvre la force déstabilisante du rire. Découverte décisive, découverte vertigineuse ! L’enfer lui-même n’y résiste pas, Bataille insistera : « A quel point les images de l’enfer aux porches des églises devraient nous sembler dérisoires ! L’enfer est l’idée faible que Dieu nous donne involontairement de lui-même. » »

A l’orée de ce nouveau numéro, hommage est rendu à Simon Fieschi, webmaster de Charlie Hebdo, première victime de l’attentat du 7 janvier 2015, cet « innocent » (que Yannick Haenel compare aussi à saint François d’Assise), décrit par son ami Georges Didi-Huberman comme Un corps à deux esprits : « Le premier jour où je l’ai porté dans mes bras, j’ai été frappé par la légèreté de son corps. Il était né quelques heures ou quelques jours plus tôt. J’ai alors compris que Simon – qui, dès cette époque, eut à subir plusieurs opérations chirurgicales – aurait à entretenir avec son corps un débat dans lequel il lui faudrait, pour toujours, solliciter son esprit. »   

Les meilleures revues construisent une histoire parallèle de la littérature, parce que la société est une impasse, et que le système éditorial conduit parfois à de grandes servilités.

Le texte que Colin Lemoine, inspiré par la façon dont Valère Novarina considère la parole, consacre à la voix de son amie Hélène Cixous, Parlure, est élouissant : «  J’aime la voix qui vient de la gorge d’Hélène Cixous. Elle m’enchante et me fascine. Elle m’enchante car elle n’est pas abîmée par un discret éraillement, par ce petit frelatafe qui parfois libère une musique suavement impure, ainsi du frottement crépité du diamant sur le vinyle. Pas de grésil, pas de poussière et pas de cendre dans sa voix, pleinement innocente [je souligne] comme le miaulement. (…) Quand elle parle, l’écrivaine livre des mots au rythme de la marée de sa poitrine, flux et reflux, flot et jusant, inspiration et expiration. Sa parole est soufflée. Pneumatique. Ses phrases sont zéphyriennes, ventriculaires, pulmonaires. Elle parle comme elle respire : depuis le sein lointain. (…) je me représente toujours sa parole pure ainsi que dans les incunables médiévaux, tel un phylactère sortant de la bouche des personnages enluminés. »

La voix de Robert Smith est aussi au cœur du texte ardent que Nicolas Comment consacre au dernier Album de The Cure, Songs of a Lost World, décrite comme « un choucas sur quatre cordes de basse ». 

Ferdinand Gouzon quant à lui fait l’éloge de Scott Walker (« vue d’oiseau sur les choses »), alors qu’Adrian Meyronnet part sur les traces de Joyce à Trieste, Vichy (Saint-Gérand-le-Puy) et Dublin : « Si Joyce avait souffert de glaucome, c’est sans doute parce qu’il voyait trop bien. »

Annie Le Brun est morte le 29 juillet 2024 ? Non,  oui, Judith Brouste la ressuscite en rage, vigueur, intelligence sensible, révolte, dans un texte superbe : « Tu fus la première à oublier le savoir, pour le faire renaître dans son propre mystère. A exposer ton orgueil affamé d’une liberté secrète, habitant tes Châteaux de la subversion, loin du déroulement monotone des revendications pseudo-féministes. Tu savais, tu le disais : être homme ou femme est un combat, une échappée, que chacun doit mener pour soi-même. Pour toi, il n’était pas concevable qu’une femme parle au nom de toutes. Face à une réalité étouffante, tu fus femme et homme, travestie et trans. Animal sauvage, cachée, abritée sous le buisson d’une individualité changeante, multiple. Sans revendication ni slogan. La liberté entre les dents, un couteau qui déchirait l’espace et le temps. »

Extrait d’un livre en cours, Séjour déconseillé, de Jean-Philippe Rossignol relate une expérience d’internement particulièrement corsée : « Dissimule, suggère son narrateur à son double, partant aux lecteurs, n’avale pas ce qu’ils veulent que tu gobes sans broncher, n’avale rien. »

Et parce qu’une revue, c’est aussi des textes à paraître, Paul Peyramayou offre également quelques pages de son livre Ukraine – La ligne de Partage, évoquant l’extraordinaire résistance polonaise et la figure exemplaire de Marek Edelman (lire Le Ghetto lutte) : « Marek Edelman, qui échappe aux flammes, avec une poignée d’autres, par des conduits de soixante-dix centimètres de hauteur, avec de l’eau sale jusqu’aux lèvres. Marek Edelman, qui trouvera la force de se battre à nouveau, lors de l’insurrection de Varsovie… et plus tard encore, infatigabale, pour faire tomber le communisme. » 

Aventures ? Une histoire d’amitiés, d’admirations réciproques, de transmissions, de fidélités – politique des noms – et de feu.

Contre « la mise à mort du langage », une offre illimitée de littérature.

Yannick Haenel, à propos de Simon Fieschi : « A la fin, ce n’est pas la mort qui gagne, mais la noblesse d’âme. »

Aimer, comme l’ombre hurle en plein été. (Annie Le Brun)

Revue Aventures, Gallimard, printemps 2025, 190 pages

Textes de Georges Bataille, Georges Didi-Huberman, Yannick Haenel, Virginie Poitrasson, Colin Lemoine, Jean-Hubert Gailliot, Béatrice Monnard, Nicolas Comment, Ferdinand Gouzon, Adrian Meyronnet, Judith Brouste, Sally Bonn, Matteo Cavanna, Nathalie Piégay, Damien Aubel, Fanny Wallendorf, John Jefferson Selve, Jean-Philippe Rossignol, Paul Peyramayou, André S. Labarthe, Camille Ancel, suivis d’un entretien de Yannick Haenel avec Rose Vidal et Julien de Kerviler

https://www.gallimard.fr/catalogue/revue-aventures/9782073104755

Paraissent également dans la collection Aventures, les livres de Rose Vidal, Drama doll, et Les mouvements de l’armée rouge, de Julien de Kerviler, que l’on peut lire comme un diptyque involontaire – ayant cependant valeur de manifeste

Yannick Haenel, qui les édite, les analyse ainsi : « Ce qui est frappant, dans vos deux livres, et qui se déduit de ce que vous venez de dire, c’est l’idée de flux : on a la sensation que ça pourrait ne jamais s’arrêter. Chez toi Rose, cela tient à cette communauté amicale sur laquelle est bâti le livre, qui se crée par rhizome, avec des paroles qui ne cessent de s’entremêler. Chez toi, Julien, à cette déformation de la perception qui fait carrément débonder la réalité, et ouvre à la prolifération. (…) Vous avez remarqué qu’il y a une hégémonie industrielle de la phrase courte : on est assigné à faire des phrases courtes. Au contraire, vos deux gestes, sur des modes radicalement différents, plaident pour des phrases en train de se faire, c’est-à-dire pour l’amplitude. Non pas que vous vos phrases soient spécialement longues, mais elles installent un langage en état d’ajustement constant. »  

©Anne-Lise Broyer, Paris, BnF, manuscrit d’Histoire de l’œil, 2013

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