Nourri de culture classique – mythologies, littératures gréco-latines, poésie romantique et symboliste – et d’histoire des différents mouvements ayant construit son art, le peintre, photographe et sculpteur américain Cy Twombly (1928-2011) est un artiste d’autant plus précieux aujourd’hui que l’amnésie prolifère et que la noblesse d’esprit s’éloigne de notre temps à une vitesse vertigineuse.
Charles Baudelaire affirmait que la Révolution avait été faite par des voluptueux.
Nul doute que Cy Twombly appartienne à cette catégorie de créateurs poètes, dont le XVIIIème siècle érudit et libertin a formé l’intelligence sensible, accrue par les apports a priori paradoxaux de la radicalité malarméenne – le blanc comme origine et effort.
Ayant choisi de fuir les Etats-Unis et l’expressionnisme alors en vogue sur fond de puritanisme climatisé, Twombly trouva en Italie, tel Enée quelques siècles plus tôt, une terre promise.
Passé comme Delacroix par le grand Sud marocain, l’ami de Robert Rauschenberg et Franz Kline s’installa par la suite à Gaeta, où, sous un soleil de Renaissance, il inventa une des plus belles œuvres qui soit, rédimant, il fallut pour cela une puissance de feu inouïe, une foi inébranlable en ses pouvoirs, le siècle des totalitarismes.
Contre le triomphe des assassins, Twombly pensa élégie, lyrisme, hédonisme, érotisme, lumières, signes infinis en un ensemble de travaux plastiques à la fois épiques et intimes, continuant avec panache le génie surréaliste des Breton-Masson, cherchant par l’automatisme, le retour à l’enfance (gribouillages, griffures, glyphes, coulures, hachures), le geste spontané, une manière suprêmement élégante de primitivisme salvateur.
Il y a de l’art pariétal chez ce poète des couleurs et des lignes, des vulves ouvertes, des phallus glorieux, une écriture fondamentale du désir pour traverser la nuit.
Il y a du mystique chez cet exilé intérieur, ayant accompagné toute sa vie de polaroïds floutés, très doux, à la façon d’un photographe pictorialiste ayant connu personnellement Rilke.
Il y a du condamné à mort s’est échappé chez ce lecteur de Genet rencontrant Brassaï errant dans Paris tel un archéologue de la modernité.
Placé sous l’inspiration de Nietzsche, Sous le signe d’Apollon et Dionysos, le livre d’art superbe que lui consacre Dominique Baqué aux éditions du Regard, est une exploration de l’œuvre de cet artiste princeps, déclinée en cinq chapitres dont les titres disent tout : « Tropisme méditerranéen », « Aparté sur la sculpture », « Polygraphie, graffitis, gribouillis, tremblements, tourbillons », « Dialogiques », « Erotiques ».
On peut commencer à rencontrer Twombly par ses dernières peintures, les couleurs ultimes, « vert émeraude, jaune d’or ou rouge sang » de ses « expansions chromatiques », étant d’une jeunesse et d’une beauté procurant une grande force.
Les fleurs sont des planètes, les nuages des fragments de mémoire, les formes tourbillonnantes des cerveaux ouverts sur l’espoir.
Fragment d’un discours amoureux, le texte que Dominique Baqué consacre au Troyen égaré dans un monde vil est moins une monographie comportant son lot de pesanteurs obligatoires qu’une invitation, portée par un gai savoir réjouissant, à goûter la saveur d’une œuvre aussi monumentale que de terrible délicatesse.
Auteur, Twombly l’est en cela, qu’il nous agrandit, augmente nos capacités de survie en milieu hostile, renforce d’énergies brutes notre corps, comme Rembrandt ou Soutine, ou même Ingres, que cite opportunément l’auteure de L’Effroi du présent.
Peintre de transfusions, d’ivresses bachiques, de libations orgiaques, Twombly invente des œuvres « bisexuées » qui sont autant à voir, qu’à lécher, pénétrer, caresser, renifler, admirer dans le Paradis des cinq sens ouverts-retrouvés.
La rose – motif des dernières toiles – est sans pourquoi, mais pure jouissance d’être, comme un orgasme permanent.
Et pleurer enfin des larmes de couleurs.
Cy Twombly, Sous le signe d’Apollon et de Dionysos, texte de Dominique Baqué, éditions du Regard, 2016, 220p