A l’occasion de son exposition intitulée Confidential Report à la galerie Le Bleu du ciel (17 février – 22 avril 2017) à Lyon, j’ai proposé à Eric Rondepierre de choisir cinq images, et de se livrer au jeu du commentaire libre.
Grand merci à lui pour avoir accepté avec autant d’enthousiasme, de pertinence, et de sensibilité.
Du désert

Les pensionnaires, lorsqu’ils apparaissent dans l’exposition, sont toujours montrés de dos. Collectivité anonyme d’enfants de 12 à 14 ans, au cœur de la toundra norvégienne. Marcher pendant trois jours en s’orientant à la boussole dans un espace nu, sans habitation à des centaines de kilomètres à la ronde, sans indication de direction, ni de présence humaine. Ce qu’on appelait une « expédition ». Les images sont prises par le fils du directeur (plus âgé et possédant un appareil). Certaines sont posées, mises en scène, d’autres prises lors de moments creux. Si elles sont arrivées jusqu’à moi, c’est que certaines chutes de planches contact, surexposées, ont été récupérées par d’anciens pensionnaires, collées dans des sortes de petits carnets de bord qu’ils m’ont confiés (qu’ils soient remerciés.). Je les ai scannées ensuite et agrandies. Ce qui explique leur piètre qualité (surtout lorsqu’on en fait des tirages de 9 m2). Il y avait aussi les marches simples où il fallait seulement partir le matin, avancer devant soi en chantant et puis revenir le soir. En Norvège ou en Corse, sous un soleil de plomb : entre 70 et 80 km dans la journée.
Du comique

Le monde dans lequel j’ai vécu pendant sept ans était un monde exclusivement masculin, à part la directrice que l’on apercevait à l’heure du repas de midi, ou pendant les « vacances »… De même la lectrice dans la photo en train de lire L’Institut Benjamenta (1909), un roman de Robert Walser (1878-1956). Ce livre décrit un monde d’hommes dont l’activité principale consiste à obéir à une discipline qu’on leur inculque. Dans cette école de la servilité masculine, il existe néanmoins une femme : Mademoiselle Lisa, la Directrice. Plutôt distante, elle apparaît, de loin en loin, en général au seuil d’une pièce, enrobe le narrateur de conseils protecteurs, l’emporte dans des rêveries, puis finit par se confier à lui et mourir. Lorsque les pensionnaires s’adonnent au théâtre, interprétant des personnages qui se rapportent peu ou prou à ceux de l’Institut, c’est la Directrice qui joue le rôle du public. « Assise censément dans une loge, elle braque sa jumelle sur la scène, c’est-à-dire sur nous autres acteurs ». Un pensionnaire dénommé Krauss qualifie le narrateur de « danseur de corde », d’« artiste », de « saltimbanque ». On sait que Robert Walser voulut d’abord être acteur. Le narrateur, comme Walser, est un personnage ambigu. La vénération qu’il porte à «Mademoiselle est vraiment comique ». Il précise : « je suis pour le comique, il contient inévitablement du charme ». Le charme d’être « un ravissant zéro tout rond », d’« être insignifiant et le rester ». A l’instar de son créateur, le narrateur de L’Institut a le charme de l’enfant qui ne grandira jamais (« je n’ai fait que pousser et vieillir mais le fond est resté »), celui du cirque et de son rire barbare, fait pour ne « respirer que dans les régions inférieures ». Un rire d’avant la parole, d’avant la pensée car, nous dit l’avant-dernière phrase du livre : « Dieu marche avec celui qui ne pense pas ».
De l’innocence

Une photo du dossier 7909 consulté lors de l’année 2014, grâce à l’intervention d’un ami qui connaissait un juge travaillant au Tribunal de Grande Instance de Paris. J’avais auparavant essayé pendant trois ans d’y avoir accès, en vain. Deux cent pages, dix ans de procédure, sept ans d’enfermement. On peut observer le mot « surveillance », barré et remplacé par celui d’ « assistance ». C’est toute l’ambiguïté des procédures de placement sous la juridiction de la loi de 1958, sur « l’enfance en danger ». De l’assistance à la surveillance, de la surveillance à l’enfermement, il y a un certain glissement. L’enfant en danger et l’enfant dangereux, le malade et le délinquant, l’enfant martyr et le caractériel, tout ce petit monde cohabite : on appelle cela une collectivité. Ce fut une expérience inoubliable. Mais quand je lis le dossier, je ne peux qu’être frappé par l’énergie et les moyens déployés pour justifier ce placement. Certificats médicaux complaisants, mensonges, mauvaise foi, arbitraire sous toutes ses formes, menaces… Tout cela pour finalement recouvrir une vérité triviale : la situation matérielle de ma mère, son manque d’argent.
De la paranoïa

Cette image extraite d’Amateurs, un film norvégien, donne une indication sur l’ambiance dans laquelle je fus plongé, adolescent. « On vous écoute » est officiellement une invitation à parler. Mais on peut aussi l’entendre comme un avertissement : vous êtes surveillé, enregistré, chaque parole émise sera retenue contre vous. Cette ambiance paranoïde, je l’ai vécue pendant toute la procédure. Aussi bien du côté de ma mère (qui ne parlait jamais à voix haute dans son hôtel, de peur d’être enregistré) que du côté de l’institution, chacun se renvoyant la balle et se disant persécuté par le parti opposé. Je me trouvais être l’enjeu de cette conspiration à double foyer. J’étais aussi comme tous mes camarades, le sujet de dénonciations arbitraires, ponctuelles et imprévisibles, c’est la moindre des choses dans les disciplines collectives (surtout dans les camps de travail où vous êtes surveillés, notés, sur le chemin de l’école où l’on vous suit en cachette, etc.). J’ajoute que j’ai découvert dans le dossier que la surveillance dont je fus l’objet dépassait largement la période du placement (je continuais par exemple, à être « surveillé » après). D’un certain point de vue, je serais parfois tenté de penser que cette chape de plomb n’est pas encore entièrement levée. Mes demandes de dossier de 2003/2004/2005, qui se sont soldées par un refus maquillé en constat négatif (« il n’y a pas de dossier vous concernant »), iraient dans ce sens.
Du bonheur

Ce qui frappe dans la mise en cène de cette photo – au-delà du fait anecdotique que cette petite fille de trois et demi ne peut pas encore lire, et encore moins ce genre de livre – c’est, évidemment, sur la couverture, le titre du livre. Qu’il y ait un bonheur dans le châtiment, pour certains, c’est possible. Mais cela sous-entend qu’il y a eu un crime (on pense au livre de Dostoïevski qui m’a beaucoup marqué et que j’ai lu en pension). Mais, en l’occurrence, le châtiment est arrivé indépendamment du crime qui n’a jamais eu lieu. En sept ans, je n’ai eu que le temps de mesurer toute l’étendue de mon innocence. Et ça m’est égal. Le crime serait plutôt le châtiment lui-même. Le bonheur que j’ai à m’en souvenir ne masque pas le fait. Je mentirai si je disais que ces sept années furent une partie de plaisir ininterrompue. Mais elles furent des années de formation et je me suis construit à partir d’elles. Je remercie donc ces années « bienheureuses » de m’avoir permis d’être ce que je suis. Ainsi soit-il.
J’aime beaucoup cette article. J’ai passé un bon moment à le lire plusieurs fois.
Merci 🙂
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