A l’occasion de la parution, dans la nouvelle livraison des Cahiers de Tinbad, d’un excellent texte d’Eric Rondepierre sur l’artiste canadien Jeff Wall, j’ai souhaité prolongé avec lui une conversation commencée dans L’Intervalle il y a quelques mois.
Evoquant en outre Confidential Report, son exposition en cours à la galerie Le Bleu du Ciel à Lyon, ses propos précis sont de grande importance pour l’approche et la compréhension d’une œuvre d’une grande intelligence sensible.
Vous avez récemment donné à la revue Les Cahiers de Tinbad un texte remarquable, sur Jeff Wall intitulé Fiction reflexe. Quand et dans quelles circonstances l’avez-vous écrit ?
Fiction reflexe est la version condensée d’un cours que j’ai donné à la Bloo school (Lyon) à la demande de son directeur, Gilles Verneret, le 10 mars 2016. Je devais intervenir sur un photographe de mon choix. Pédagogiquement, j’ai préféré partir d’une photographie de Wall (Man with a rifle, 2000) pour mettre en évidence son esthétique – en piochant également dans le corpus des textes de l’artiste (qui a aussi une œuvre critique). J’ai vraiment découvert l’œuvre de ce photographe en écrivant cet article.

Le choix de Wall n’a, semble-t-il, aucun rapport avec l’esthétique de votre œuvre photographique.
Certes. Il est lié à un projet d’écriture et à mon intérêt pour certains gestes fictifs représentés (que je qualifie, à titre provisoire, de « fictions secondes »). Si j’ai choisi cet artiste, c’est que j’avais vu, par hasard, dans une revue, l’image dont je parle et qu’elle avait résonné avec ce projet. Même si l’intérêt de la photo de Wall réside dans sa capacité à nouer ensemble plusieurs plans : un discours esthétique très historicisé (sur le geste notamment), une traversée des mediums (théâtre, cinéma, peinture et photo), une peinture de la vie moderne (la façon d’habiter une ville, la violence sociale), ce ne sont pas ces facteurs qui ont guidé mon choix et ma découverte. Je peux parler de l’intrication de ces plans maintenant que j’ai fait le travail mais au départ, l’image offrait simplement la représentation de ce qui m’intéresse en ce moment (et que j’avais déjà étudié chez Paul Nougé, par exemple) : la mise en scène d’une action fictive. Elle apportait de l’eau à mon moulin, je pénétrais dans les arcanes de la création wallienne avec cette arrière-pensée d’en tirer quelque chose qui me fasse avancer dans ma méditation. C’était la forme opposée – spectaculaire et démonstrative – de ce que j’avais pu trouver dans la photo de Nougé (dont j’ai montré dans un texte intitulé « Fiction discrète », publié dans les Cahiers de Tinbad n°1, hiver 2016, qu’elle était la discrétion même). Ces deux artistes ont néanmoins quelque chose en commun : ils sont très « politiques », très « réfléchis » et, du moins dans ces deux œuvres, ils font appel à une certaine « théâtralité ». Il ne vous aura pas échappé que cet aspect m’intéresse particulièrement. Je parle d’un théâtre hors de ses gonds (sans scène, sans dispositif, sans spectateur) qui prend acte dans la réalité. Les enfants disent : on aurait dit que. Cette pulsion fictionnelle et mimétique, Nicolas Evreinov l’appelait un « théâtre pour soi ».

Vous écrivez, à propos de Jeff Wall, « un artiste qui, comme tout un chacun, a fait de sa vie un désert ». Que faut-il entendre ici ?
Il y a l’enfance, l’âge du jeu symbolique, le temps du « comme si ». Ensuite, la lente avancée vers le langage, la raison, le principe de réalité, l’ordre social des choses, bref, le désert. Nous n’avons pas le choix de naître autrement qu’en nous plaçant à l’intérieur de ce périmètre. Il y a sans doute une grande satisfaction à être asservi (voir La Boétie). Mais on peut aussi faire (du) semblant. L’art est cette façon d’ouvrir quelques petites failles dans l’armature du périmètre et, de cette façon, retrouver l’enfance à volonté, comme le disait Baudelaire.

Comment comprenez-vous cette formule d’Antonin Artaud, que vous aimez citer : « La société se croit seule, mais il y a quelqu’un » ?
La société obéit à une logique impérialiste, autarcique et aveugle. Elle se croit seule car elle pense avoir intégré son négatif : c’est son travail de nier la réalité du monde et des sujets qui l’habitent, sa règle interne étant de s’autoreproduire. La société est une « institution totale » (Goffman) mais il y a parfois quelqu’un « dehors » qui n’est pas dans l’extériorisation d’une négation de soi et qui a la force de dire ce qui est (que l’insurrection puisse être un des visages de cette négation n’est même plus contradictoire pour les fictions que nous sommes devenus). Peut-être s’agit-il d’un raisonnement déjà ancien dont il n’est pas sûr qu’il corresponde encore à l’état du monde dans lequel nous vivons (Artaud a vécu dans la 1ere moitié du XXe siècle). Y a-t-il encore quelqu’un qui puisse parler à la hauteur de la mort qui nous entoure ? Man with à rifle est une image de l’an 2000 : contrairement à ce que dit son titre, l’homme n’a pas de fusil. Il tire à vide. Il se croit seul et il l’est. Il pourrait correspondre à ce qu’on appelle un « criminel de masse » : la réplique mimétique et mal ajustée d’une société libérale avancée qui a réellement perdu ses gestes et son temps. C’est aussi la position du photographe, dans l’image de Wall. La conjonction des deux a valeur d’hypothèse. Wall : « je m’impose constamment la discipline de montrer les criminels comme des êtres humains, qui font quelque chose, comme n’importe qui d’autre » (in Essais et entretiens, éd. Ensba, Paris, 2001, p. 31) Ma question est : que fait le photographe en montrant un adolescent mimer un geste de mort ? On pense à la phrase de Barthes : « tous ces jeunes photographes qui s’agitent dans le monde, se vouant à la capture de la réalité, ne savent pas qu’ils sont des agents de la Mort » (in La Chambre claire, Etoile/Gallimard/Seuil, Paris, 1980, p. 144)

Le monde appartient aux producteurs d’images mécanisées, c’est-à-dire à la mort, là-dessus tout le monde ment. Soutiendriez-vous cette analyse ?
Je n’insisterai pas, pour ma part, sur le rôle mortifère de l’image dans la construction humaine. Il a été très nettement indiqué par beaucoup de penseurs, d’artistes, d’écrivains. Ils n’ont pas menti. Mais ce constat ne me suffit pas. Que le monde soit sous l’emprise mortifère de l’image, de la technique, est une idée qui traîne même dans les couloirs des ministères et sous-entend qu’avant les « images mécanisées » ce n’était pas le cas. Il faut dire que, de tout temps, le monde appartient à la mort, à l’image, que le péché est originel lui est constitutivement lié, que c’est le « jeu » de la conscience humaine. A chacun de nous de trouver « le lieu et la formule » pour excéder les représentations qui nous ont faits.

Pour vous, qu’est-ce qu’un événement ?
Pour moi, tout ce qui fend la carapace imaginaire du social, son continuum d’idées, de jugements, de valeurs, de sentiments, ne serait-ce qu’un temps très court, est un événement. On reconnaît un événement lorsqu’on ne le reconnaît pas, lorsque ce continuum, en vous, s’arrête et que les mots manquent. J’ai tendance à penser que les évènements sont rares.
Votre travail sur les images dégradées n’est-il pas une façon de retourner le maléfice d’un monde masquant sa nature profondément fictionnelle – désormais empoisonné par le formatage des imaginaires à l’échelle mondiale -, une sorte de façon d’amener le théâtre de la cruauté au cœur même de ce qui nous aliène ?
On peut le voir comme ça. L’image prend en charge son négatif : le corps dissimulé de l’image faisant retour comme un élément constitutif de celle-ci. Le réel et l’imaginaire coïncident l’espace d’une fraction de seconde comme « la révélation d’une maladie atroce sur un profil d’une absolue beauté » (Antonin Artaud, Le Théâtre et son double, Idées-Gallimard, Paris, 1964, p. 210). Marie-José Mondzain et Thierry Lenain ont insisté sur la portée « politique » d’un tel travail. Je n’ai rien à y ajouter, quinze ans plus tard, si ce n’est que, dans ma recherche actuelle, l’aliénation dont vous parlez se trouve être l’objet d’un redoublement : j’appelle cela le « le double jeu de la fiction seconde ». La puissance du « secondaire » joue à plein dans ma méditation sur le geste fictif. Il y a un intervalle (un « jeu ») entre le modèle et sa copie, et ce jeu inclut le spectateur. C’est une autre façon de considérer la répétition, en passant du détournement au théâtre. La dimension pragmatique est fondamentale.

Est-ce une manière de produire des « effets de métalepse », celle-ci étant entendue comme « passage transgressif de la fiction à la réalité » ?
Sans aucun doute. Dans mon travail photographique, nous sommes en présence d’un effet métaleptique, figuratif et discret, car il se dissimule en prenant le visage de son contraire : le sans-figure d’un réel informe est propulsé sur la scène de la fiction, plus ou moins « naturalisé » par elle. Chaque image du Précis de décomposition est la mise en scène de cette négociation entre une image fictionnelle et un document sur le travail de sa mort.
Quelle est la part d’ironie dans votre travail.
Très forte au commencement, les dix premières années. Le redoublement est souvent ironique, parfois drôle. Un peu moins maintenant, me semble-t-il. Mais peut-être le mot « humour » conviendrait-il mieux. L’humour a un potentiel évènementiel. Le jeu aussi (version vertige et simulacre du côté de la « Païda », qui désigne, dans la sphère du jeu, un principe de « turbulence, d’improvisation libre et d’épanouissement insouciant, par où se manifeste une certaine fantaisie incontrôlable », comme l’écrit Roger Caillois dans Les jeux et les hommes, Paris, Idées-Gallimard, 1958, p. 48)

Etes-vous un artiste brechtien ? Les concepts de « gestus social » et de « Verfremdung Effekt » vous semblent-ils pertinents pour décrire vos recherches plastiques ?
Je ne crois pas que Brecht soit convoqué dans mon travail plastique. Sauf à considérer que mon travail sur l’image invite à la « distanciation » (ce qui n’est pas faux, mais on pourrait le dire de tout acte artistique bien compris). En revanche, il est présent dans mon intérêt pour le « geste faux » qui m’a amené à m’intéresser à cette image de Jeff Wall. Il y a dans les fictions des moments où on nous montre quelque chose en nous montrant qu’on nous le montre. L’usage mimétique d’un geste sans finalité au cœur des fictions est une façon de prendre ses distances par rapport à celles-ci, de suspendre l’illusion, etc. C’est, en tout cas, de cette façon que la vulgate brechtienne l’envisage. Le quotidien, le banal, est l’anti-théâtral, les choses nous sont données de l’intérieur, c’est pourquoi nous ne les voyons pas, nous en faisons partie. Nous ne les voyons pas parce qu’elles ne nous regardent pas. Nous avons affaire à ce que Barthes appelle une « visée sans cible » (Op. Cit., p. 172). Artaud disait aussi : « Quand je vis je ne me sens pas vivre. Mais quand je joue, c’est là que je me sens exister » (Op. Cit., p. 225). Je vois le « gestus général » comme une théâtralisation des attitudes les plus quotidiennes, les plus banales. C’est ce passage à la fiction qui, pour moi, est le plus authentique. J’ai pratiqué toute ma vie l’effet V. sans le savoir, dans le désert, jusqu’à devenir, comme le dit Deleuze, le comédien de mes propres évènements. Et comme il n’est pas possible d’examiner ces jeux in situ – ils font partie du film de la vie –, mon idée est de les considérer dans des productions symboliques déjà existantes (photo, cinéma, littérature, théâtre), de voir ce que ça donne et de voir si ça donne (il y en effet une relation étroite entre le jeu et le don).

Comment avez vous conçu votre exposition actuellement visible à Lyon, Confidential report ? Que montrez vous ? Quel en est l’argument ?
C’est une proposition du Directeur du Bleu du ciel. Elle s’inscrit dans le prolongement d’un livre sur mon adolescence en institution (Placement, Seuil, 2008) qu’il avait lu avec intérêt. J’ai d’abord refusé pensant que c’était une affaire classée (et que ce sujet n’intéresserait personne). Trois ans après, il a récidivé et j’ai fini par accepter. Il est vrai que j’avais de nouveaux éléments : mon dossier judiciaire auquel je venais d’avoir accès cinquante ans après les faits (2014). Je suis donc parti de ce dossier (d’où le titre) pour concevoir cette exposition atypique dans mon parcours. Et je dois dire que je ne le regrette pas puisque c’est un succès public. Mais un succès public pour une histoire « confidentielle », c’est toujours assez troublant (On pourrait trouver des explications à ce trouble, les raisons de ce succès étant elles-mêmes troubles, dans le fait que l’exposition travaille cette limite entre le privé et le public. Car l’archive est “toujours à la limite instable entre le privé et le public, entre la famille, la société et l’Etat, entre la famille et une intimité encore plus privée que la famille, entre soi et soi », comme l’écrit Jacques Derrida dans Mal d’archive, Galilée, Paris, 1995). La sélection des pièces reflète cet équilibre instable entre l’histoire personnelle et sa représentation dans un lieu d’art. Une cinquantaine de pièces sont présentées collées sur les murs. Les deux premières salles sont à dominante documentaire (photos de l’institution, dossier, pièces judiciaires officielles, lettres). Glissement vers la fiction avec la dernière séquence du film de Michaël Haneke (Caché, 2005) qui nous montre, dans la salle de projection, un « kidnapping institutionnel ». Ensuite la grande salle divisée en deux où voisinent documents, détournements, citations, archives documentaires et fictionnelles. La partie la plus grande à l’entrée est consacrée aux voyages, à l’espace, au dehors (les marches forcées, les camps norvégiens et corses, la géographie des « centres d’éducation surveillée »). Puis nous abordons, derrière la cimaise, l’intimité, le temps, le monde des représentations, les cartes postales, les enregistrements, les « rétentions tertiaires » dirait Stiegler. La lecture y trouve une place privilégiée (Bibliothèque rassemble 21 livres qui, entre témoignage et fiction, traitent d’expériences collectives et carcérales). Les Lectrices (une adulte et une enfant) veillent et transmettent (un peu comme dans Fahrenheit 451, de François Truffaut, film de 1966, où les hommes-livres étaient de la mémoire vivante) une expérience qui reste encore, pour une bonne part, inconnue du public : 150 000 enfants sont placé en France chaque année (Nous renvoyons pour information à deux livres parus récemment : une enquête, Enfants en souffrance… la honte. Le livre noir de la protection de l’enfance, Bernard Laine et Alexandra Riguet, Fayard, Paris 2014, et un témoignage direct, L’enfer des foyers, Lyes Louffok, Flammarion, Paris, 2014). Une image reconstituée de L’Intendant Sansho (Kenji Mizoguchi, 1954) nous introduit à ce temps gagné sur l’espace communautaire « objectif ». C’est aussi ce film japonais qui sert de modèle narratif au livre-catalogue qui accompagne l’exposition et que je superpose à ma propre vie. Comme le dit Etienne Hatt : « le souvenir du film vu se mélange au film de la vie » (article sur mon travail paru dans Art Press, n°418, janvier 2015). Le texte de cinquante pages (“Sansho 7909”), que j’ai écrit pour l’occasion, fournit des informations sur l’archive, le placement, Mizoguchi, le dossier, l’institution, les personnages du roman familial … Toutes les pièces de l’exposition s’y trouvent reproduites.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Eric Rondepierre, Confidential Report, exposition à la galerie Le Bleu du ciel (Lyon) – du 17 février au 22 avril 2017
Site de la galerie Le Bleu du Ciel
Revue Les Cahiers de Tinbad, numéro 3, Hiver 2017
Lire la première partie de « L’événement de la disparition », entretien avec Eric Rondepierre
Lire la deuxième partie de cet entretien

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