Dans une lettre datée du 1er février 1895 à Paul Gauguin, qui lui a proposé d’écrire la préface de son catalogue, le dramaturge, peintre, et critique d’art suédois, August Strindberg (1849-1912) lance de façon cinglante, et avec une grande lucidité : « Je ne peux pas saisir votre art et je ne puis pas l’aimer. (…) votre personnalité se complaît dans l’antipathie qu’elle suscite, soucieuse de rester intacte. Et avec raison peut-être, car de l’instant où, approuvé et admiré, vous auriez des partisans, on vous rangerait, on vous classerait, on donnerait à votre art un nom dont les jeunes avant cinq ans se serviraient comme d’un sobriquet désignant un art suranné qu’ils feraient tout pour vieillir davantage. »
Entraîné chez le marchand Durand-Ruel, le voici qui regarde des nouveautés, ce sont des toiles de Manet et Monet, mais le dramaturge envoyé à Paris en tant que secrétaire de la bibliothèque de Stockholm à « autre chose à faire que de regarder des tableaux », qu’il contemple « avec une indifférence calme », avant de se raviser, et de les trouver « extraordinaires ».
Surgissent les noms de Zola et de Puvis de Chavanne, une remarque sur le naturalisme, une autre sur le symbolisme, « appellation bien malheureuse pour une chose si vieille : l’allégorie ».
Gauguin est pour lui un extraordinaire inventeur de monde, mais le soleil en ses tableaux est bien trop fort pour son âme tourmentée : « Qu’est-il donc ? Il est Gauguin, le sauvage qui hait une civilisation gênante, quelque chose du Titan qui, jaloux du Créateur, à ses moments perdus fait sa propre petite création, l’enfant qui démonte ses joujoux pour en refaire d’autres, celui qui renie et qui brave, préférant voir rouge le ciel que bleu avec la foule. »
La conclusion est admirable d’authenticité et de malice : « Bon voyage, Maître ; seulement revenez-nous et revenez me trouver. J’aurai peut-être alors appris à mieux comprendre votre art, ce qui me permettra de faire une vraie préface pour un nouveau catalogue dans un nouvel Hôtel Drouot, car je commence aussi à sentir un besoin immense de devenir sauvage et de créer un monde nouveau. »
La réponse de Gauguin est également un enchantement (impossible de tout recopier, vous achèterez August Strindberg, Ecrits sur l’art publiés par les excellentes éditions Macula) : « Je reçois aujourd’hui votre lettre ; votre lettre qui est une préface pour mon catalogue. J’eus l’idée de vous demander cette préface lorsque je vous vis l’autre jour dans mon atelier jouer de la guitare et chanter ; votre œil bleu du nord regardait attentivement les tableaux pendus aux murs. J’eus comme le pressentiment d’une révolte : tout un choc entre votre civilisation et ma barbarie. Civilisation dont vous souffrez. Barbarie qui est pour moi un rajeunissement. »
Nous sommes le 5 février 1895, mais la sensation est au présent.
Edvard Munch, « le peintre ésotérique de l’amour, de la jalousie, de la mort et de la tristesse », a trente-deux ans. A Paris, les critiques sont impitoyables, on se moque de lui, mais Strindberg est là, qui le protège des ridicules (texte paru en 1896 dans La Revue Blanche).
Photographe, alchimiste, August Strindberg évoque aussi les procédés techniques qu’il se plaît à inventer en adepte du clair-obscur et des hallucinations d’essence mystique – la science n’est pas l’ennemie du hasard fantomal – semant des images comme on sème des pensées au couteau sur une toile rugueuse : « La formule de l’art à venir (et comme tout le reste, à s’en aller !) : c’est d’imiter la nature à peu près : et surtout d’imiter la manière dont crée la nature. »
On lira ainsi dans l’excellente préface signée Jean Louis Schefer (à propos du lien peinture-écriture): « Les critiques de Strindberg ne constituent pas une parenthèse poétique hors de son œuvre, elles en participent, en accélèrent ou soulignent les données fondamentales. La nature est un autre mot pour désigner l’histoire, rien n’y repose sans mouvements ni sans contradiction. »
En 1896, au terme d’un long voyage en train depuis l’Autriche, fuyant l’enfer qu’était devenu son couple, le dramaturge est à Versailles, marche dans les rues, traverse des bois, devient fou.
Un récit écrit directement en français en témoigne, publié dans Le Figaro, et reprit aujourd’hui par les éditions du Chemin de fer, Sensations détraquées.
« Par un beau matin, avant le lever du soleil, j’entre dans le bois. Impressionné par le milieu auquel je ne veux pas faire de résistance, je me sens déshabillé de mon vêtement d’homme civilisé. Je jette bas le masque du citoyen qui n’a jamais reconnu le contrat dit social ; je laisse aller à la débandade mes idées révoltées, et je pense, je pense… sans lâcheté, sans arrière-pensée. Je vois alors avec une clairvoyance de sauvage, j’écoute, je flaire, comme un Peau-Rouge ! »
Paul Gauguin ?
Non, August Strindberg.
August Strindberg, Ecrits sur l’art, préface de Jean-Louis Schefer, traduction du suédois par Elena Balzamo, Editions Macula, 2017, 196 pages
August Strindberg, Sensations détraquées, Les éditions du Chemin de fer, 2016, 42 pages
August Strindberg, De la mer au cosmos. Peintures et photographies, Editions Noir sur Blanc/Musée cantonal des Beaux-Arts de Lausanne, 224 pages