Michel Mazzoni considère la photographie comme un art total, et un champ d’expérimentations multiples.
Formellement très abouti, son dernier ouvrage, Amorces, s’impose immédiatement comme une œuvre plastique élaborée avec la maîtrise d’une pensée sans compromis ne s’interdisant pas les surprises du hasard.
Amorces, jeu d’échos infinis entre les différents ordres de présence, est un livre impossible, parce que toute apparition est de l’ordre d’un miracle, et que le néant est une force d’attraction considérable.
Concevant son travail comme un espace de réconciliation entre des réalités apparemment incompossibles, son livre publié conjointement par les Editions Enigmatiques et Alt Editions déploie avec la puissance de joie du gai savoir l’ensemble du champ sémantique que suppose son titre.
Proche d’un ovni littéraire tel que celui de Mark Z. Danielewski, La maison des feuilles, Amorces est un voyage aux origines de la lumière et du sens des formes déposées sur papier transparent, invitant son spectateur à une méditation très profonde.
Entretien avec l’auteur et Manu Blondiau, coéditeur et graphiste du livre.
Vous donnez en préambule de votre livre Amorces (Art Editions et Editions Enigmatiques) treize définitions de ce terme. Votre projet était-il d’explorer en images l’entièreté de ces définitions ?
Michel Mazzoni : Initialement, le rapport était strictement photographique et lié à l’amorce : Partie de film perforé non argentique, collé avant la première et après la dernière image de chaque bobine. Mais au fur et à mesure que j’ai avancé dans le projet, je me suis rendu compte que tout ce que l’on retrouvait dans les définitions collait incroyablement avec les images. C’est aussi pour cette raison que je n’ai pas tenu à ajouter un texte, le préambule suffisait amplement.
Manu Blondiau : Les définitions permettent en effet des approches différentes du « voyage » que nous propose αστάρια. Il y a, par exemple, les références chimiques qui induisent une autre dimension aux photos de minéraux en tous genres, mais qui décrivent aussi le traitement auquel Michel soumet ses négatifs. La notion de (re)commencement constitue également une clé de la construction narrative du livre. Même l’idée de l’appât « servant à attirer et prendre au piège » permet une lecture différente de certains enchaînements de photographies.
Vous êtes très sensible aux astres, au mystère de la naissance et des formes que prend la vie. Vos deuxième et troisième de couverture sont d’un noir très profond. Votre réflexion générale sur la photographie et les ordres d’apparition procède-telle avant tout de la sensation d’un néant originel ?
Michel Mazzoni : Oui, tout à fait, ce sont des choses qui reviennent dans chacune de mes séries. Par rapport au noir profond des deuxième et troisième de couverture, c’est une proposition que Manu Blondiau (coéditeur et graphiste du livre) m’a suggérée et que j’ai validée. Il y a un rapport avec le jaune qui est intéressant, aussi quelque chose se met en place graphiquement avec les pages qui suivent. L’ensemble de mon travail repose sur ces principes d’apparition/disparition comme un éternel recommencement. Formellement, ce phénomène est beaucoup plus présent dans ce livre que dans les précédents du fait de la transparence du papier. Les images apparaissent, disparaissent au fur et à mesure que l’on tourne les pages.
Manu Blondiau : C’est aussi un clin d’œil à l’argentique et aux moments magiques passés en chambre noire. Aux principes d’apparition/disparition s’ajoutent les états de positifs/négatifs. Le noir et blanc des fac-similés est inversé pour attribuer un statut différent à ces textes de référence. Certaines images clés sont en négatifs et dialoguent avec les amorces en couleur…
Etes-vous attaché à l’objet livre pour les possibilités de rythme, de montage et de matière qu’il autorise ?
Michel Mazzoni : J’aime beaucoup l’objet livre, le rapport au papier, au format, je le considère comme une œuvre à part entière et non seulement comme un support servant à montrer des images. Un livre doit naître d’un véritable concept, il doit y avoir un équilibre entre le titre, le format, la séquence des images, l’agencement des pages, les mots qu’on y place. Pour Amorces, nous avons longuement étudié cela. Tout avait son importance : l’épaisseur du livre, le grammage du papier, le choix des polices de caractère, l’importance des transparences…
Manu Blondiau : Les inspirations pour la construction d’αστάρια sont autant littéraires que cinématographiques: un mix de Bret Easton Ellis et de David Lynch avec un soupçon de Lewis Carroll. Le boîtier du livre évoque inévitablement le format des cassettes VHS, alors que la couverture jaune reprend certains codes des polars et romans contemporains anglo-saxons.
Que peut spécifiquement le médium photographique par rapport aux autres arts ? Est-il pour vous un objet de vision et de réconciliation permettant la conjonction du petit point et du vaste monde, du commun et du cosmique, du presque rien et du quasi tout ?
Michel Mazzoni : Laszlo Moholy-Nagy projetait la photographie comme un art total. Le médium photographique va bien au-delà d’un enregistrement mécanique de la réalité, il permet des expérimentations infinies, encore plus aujourd’hui avec les possibilités de supports et d’agrandissements qui permettent de pousser l’expérience sur les murs des espaces d’exposition. Paradoxalement, la venu du numérique pousse depuis quelques temps certains artistes à revenir aux origines de la photographie. Votre phrase est très importante et reprend tout ce qui compose Amorces, le commun, le cosmique, le presque rien que l’on ne regarde plus, le vaste monde, le vide, le plein, l’apparition, la disparition… Mais toutes les images présentes dans le livre proviennent de rencontres fortuites, rien n’est calculé, posé ou pensé à l’avance. L’acte photographique se fait en une fraction de seconde, c’est une question de regard, de magie qui opère… Comme l’a écrit Lucas Hees (Coéditeur), dans le petit texte de présentation de l’ouvrage, « Avec Amorces, le spectateur se trouve plongé dans une expérience universelle de l’instant »
Comment lisez-vous cette phrase d’Hermann Broch reproduite dans votre ouvrage : « Au milieu de nulle part se dresse cette maison, apprenez à l’aimer. » ?
Michel Mazzoni : Je vois cela ici beaucoup plus comme quelque chose de métaphorique, est-ce que cette maison existe réellement ?
N’êtes-vous pas très inspiré par l’organisation formelle du texte tel que pensé par Mark Z. Danielewski dans La Maison des feuilles (Denoël, 2002), fourmillant d’annotations, de notes de bas de page, de vides, de vertiges ?
Michel Mazzoni : A sa sortie, La maison des feuilles est un livre qui m’avait profondément marqué et a certainement eu une influence sur mon travail, tout comme La foire aux atrocités et les recueils de nouvelles de JG Ballard. Formellement, je le trouvais très audacieux, et l’idée m’est venue d’utiliser quelques pages en fac-similé, pas seulement d’un point de vue graphique mais toujours par rapport à ces phénomènes de télescopage et d’écho entre les images et certaines phrases. Par exemple : « Au bord de l’abîme se dresse une structure… », ou cette page : « Trois. Inclure toutes les données », dans Dossier Zéro.
Manu Blondiau : Autant par leurs contenus que dans leurs compositions graphiques, plusieurs pages de La Maison des feuilles correspondait étrangement aux photos de Michel, notamment l’escalier en négatif, l’un des passages vers « l’autre côté du miroir ».
Pourquoi si peu de couleurs dans votre livre, du jaune, de l’orangé, du rouge, en quantité très modeste ? La dimension méditative de votre travail ne se permet-elle pas cette volupté ?
Michel Mazzoni : Les images en couleur proviennent d’amorces de film couleur, des « accidents » qui viennent ponctuer la lecture du livre. Leurs rareté est une volonté afin de donner l’équilibre souhaité. La gamme chromatique que vous évoquez vient des différentes températures de couleur au moment où le film à été exposé à la lumière. Cela faisait longtemps que je ne travaillais plus en couleur, j’ai activé le désir de l’utiliser à des fins plus expérimentales, dans des valeurs monochromatiques.
Manu Blondiau : La rareté des visuels couleurs les renforce et permet de rythmer le livre. On s’est très vite imposés la contrainte de n’imprimer qu’une seule planche de 16 pages couleur.
Quels peintres regardez-vous ? Mark Rohtko ? Les minimalistes américains ?
Michel Mazzoni : Oui, j’ai regardé pas mal de peintres minimalistes Américain, East River d’Ellsworth Kelly, aussi les Ultimates Painting d’Ad Reinhardt, les travaux de Vija Celmins, les premières expériences photographiques, plus récemment, Joan van Barneveld, Manor Grunewald…
Vous citez un extrait du Traité de chimie inorganique, d’A.F. Holleman (Albin Michel, 1928). Que comprendre ? Pensez-vous votre pratique de photographe à la croisée de la physique et de la chimie ?
Michel Mazzoni : La photographie est née de recherches et d’expériences scientifiques. La révélation des images se fait par des procédés chimiques lorsque l’on pratique la photographie analogique. L’ouvrage au premier degré traite de l’amorce, cette partie du film impropre à l’enregistrement des images. Tout le contenu du livre repose sur des expérimentations, des accidents et des recours à certaines substances chimiques. Lorsque j’ai découvert ce livre d’A.F. Holleman, il ma semblé intéressant de placer quelques pages en relation avec le contenu d’Amorces. Avec Manu, nous avons veillé à ce que les images qui précèdent ou suivent ces fac-similés dialoguent sur le principe de l’écho. Leurs emplacements ont été méticuleusement pensés et apportent la structure nécessaire pour équilibrer les 424 pages du livre.
Manu Blondiau : C’est aussi une introduction aux passages plus abstraits d’αστάρια. J’aimerais citer ces quelques lignes que nous avons reçue d’un ami de Michel après avoir parcouru une première fois le livre : « Michel Mazzoni invite le lecteur à s’engager dans une traversée tantôt inquiétante, tantôt apaisante mais toujours hors du temps. Le contraste entre la lisière de l’abstraction qu’on effleure et le surgissement d’un concret qui nous trouble créé une stance narrative hypnotique qui m’a bien fait voyager » (Gaëtan Vandeplas). On ne peut rêver un meilleur feedback.
A quoi correspondent les chiffres inscrits en bas des pages « 010816XXX1709 », « 310516XXX1348 »… ? Est-ce le chiffrage d’une structure moléculaire ?
Michel Mazzoni : Cela correspond à la date et l’heure où j’ai scanné et travaillé mes négatifs. Initialement, c’était destiné à un usage pratique de classement, placé comme cela en bas de page de façon répétitive, ils intègrent subtilement le concept et viennent interroger le lecteur.
Quelles difficultés avez-vous rencontrées pour la réalisation/fabrication de ce livre ?
Michel Mazzoni : Les mêmes difficultés que pour tous autres livres si l’on souhaite en faire un objet réfléchi et intemporel. Je crois que la qualité première d’un livre est de pouvoir traverser le temps sans trop vieillir. God’s Left Eye (Éditions Énigmatiques) par exemple, sorti en 2011, reste toujours d’actualité. Avec Amorces la difficulté technique supplémentaire était la maîtrise des transparences par le choix du papier : le lecteur doit deviner subtilement les images précédentes et suivantes. Trop ou pas suffisamment de transparence aurait nuit à la lecture du livre. L’idée était de faire un livre complexe et singulier. Le tirage limité, l’aide du ministère de la FWB, ainsi que les moyens de diffusions mis en place, nous ont permis de ne pas faire de compromis.
Comment clore un tel ouvrage ? Par quelle image terminer ?
Michel Mazzoni : L’hiver dernier, j’ai appris que ma mère était gravement malade. J’ai pris la dernière image du livre dans le jardin de sa maison. Ma mère est décédée quelques jours après la sortie du livre. Je voyais quelque chose de symbolique à travers cet arbre. Je ne sais pas vraiment comment l’expliquer, mais je tenais absolument à clôturer le livre par cette image.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Michel Mazzoni, Amorces, Alt Editions (Bruxelles) et Editions Enigmatiques (Paris), 2017
Lire dans L’Intervalle mon précédent entretien avec Michel Mazzoni
Lire ma chronique de Collisions de Michel Mazzoni