Dans le flux des livres qui arrivent chaque jour, certains titres, certains noms vous arrêtent immédiatement, comme une possibilité d’espoir, d’éveil, d’apaisement.
Ainsi celui de la philosophe Simone Weil, dont la vie fut si absolue qu’elle la perdît en août 1943, à Londres, à trente-quatre ans, après avoir rejoint la France libre du Général de Gaulle.
Simone Weil est un écrivain considérable, n’ayant eu de cesse d’interroger les causes du mal social, le malheur des innocents (« pulvérisation de l’âme par la brutalité des circonstances »), et, après une expérience mystique ayant eu lieu en 1938 lors de la semaine sainte à l’abbaye de Solesmes, la présence oubliée de l’amour de Dieu.
Jeune agrégée de philosophie ayant rejoint l’usine (Alstom puis Renault) pour se rapprocher des ouvriers, Simone Weil s’inscrivit au parti communiste, et rejoignit en 1936 le camp des républicains espagnols dans le rang des anarcho-syndicalistes malgré une santé constamment fragile.
« Tout le monde sent le mal, en a horreur et voudrait s’en délivrer. Le mal n’est ni la souffrance ni le péché, c’est l’un et l’autre à la fois, quelque chose de commun à l’un et à l’autre ; car ils sont liés, le péché fait souffrit et la souffrance rend mauvais, et ce mélange indissoluble de souffrance et de péché est le mal où nous sommes malgré nous et où nous avons horreur de nous trouver. »
Ses Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, republiées aujourd’hui par les éditions Gallimard en collection Folio sagesses, dans un volume accompagné de trois autres textes, dont une lettre à Joë Bousquet, sont une méditation très profonde – pascalienne – sur notre insatisfaction constitutive, notre incapacité à supporter la vérité de notre intranquillité, et nos chemins de délivrance, par la prière/poème, la contemplation de la nature, et, parfois, des êtres humains.
L’homme est ainsi fait qu’il préfère le rien en son orbe négative, plutôt que de ne rien vouloir.
N’ayons pourtant crainte de dire à Dieu le mal qui nous habite, notre souillure étant, au fond, si peu.
« Le seul obstacle à cette transmutation de l’horreur en amour, c’est l’amour-propre qui rend pénible l’opération par laquelle on porte sa souillure au contact de la pureté. On ne peut en triompher que si on a une espèce d’indifférence à l’égard de sa propre souillure, si on est capable d’être heureux, sans retour sur soi-même, à la pensée qu’il existe quelque chose de pur. »
De la pesanteur à la grâce, il y a tout l’effort d’un renoncement, d’un transport hors de soi, d’une obéissance.
« Mais on n’est pas continuellement dans les églises, et il est particulièrement désirable que cette opération surnaturelle du transport du mal hors de soi puisse s’accomplir dans les lieux de la vie quotidienne et particulièrement sur les lieux du travail. Cela n’est possible que par un symbolisme permettant de lire les vérités divines dans les circonstances de la vie quotidienne et du travail comme on lit dans les lettres des phrases écrites qui les expriment. »
Dieu vient-il quand on le regarde vraiment ?
A l’écrivain Joë Bousquet, blessé à vie, paralysé des membres inférieurs depuis ses vingt-et-un ans (une balle allemande l’a atteint à la colonne vertébrale en mai 1918), la philosophe écrit le 12 mai 1942 : « Vous n’avez plus qu’une coquille à percer pour sortir des ténèbres de l’œuf dans la clarté de la vérité, et vous en êtes déjà à frapper contre la coquille. »
On songera ici à Ernst Jünger : « Vous, une fois hors de l’œuf, vous connaîtrez la réalité de la guerre, la réalité la plus précieuse à connaître, parce que la guerre est l’irréalité même. Connaître la réalité de la guerre, c’est l’harmonie pythagoricienne, l’unité des contraires, c’est la plénitude de la connaissance du réel. C’est pourquoi vous êtes infiniment privilégié, car vous avez la guerre logée à demeure dans votre corps, qui depuis des années attend fidèlement que vous soyez mûr pour la connaître. »
Crucifié par la guerre, Joë Bousquet est un nouveau rédempteur.
Le mal est un narcotique, une rêverie cruelle, un esclavage qui peut conduire à la libération.
A son ami, Simone Weil décrit l’instant de sa conversion : « Dans un moment d’intense douleur physique, alors que je m’efforçais d’aimer, mais sans me croire le droit de donner un nom à cet amour, j’ai senti, sans y être aucunement préparée – car je n’avais jamais lu les mystiques – une présence plus personnelle, plus certaine, plus réelle que celle d’un être humain, inaccessible aux sens et à l’imagination, analogue à l’amour qui transparaît à travers le plus tendre sourire d’un être aimé. Depuis cet instant le nom de Dieu et celui du Christ se sont mêlés de plus en plus irrésistiblement à mes pensées. »
Que votre repentir, cher lecteur, chère lectrice, se transforme en joie !
Simone Weil, Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu, et autres textes, Gallimard, collection Folio sagesses, 110 pages
Se procurer Pensées sans ordre concernant l’amour de Dieu
Se procurer Ecrits sur l’Allemagne
Beau commentaire pour une belle œuvre.
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