Les vertiges de l’identité carnavalesque, par Olivier Culmann, photographe

The Others
Photographie issue de la série The Others (Phase 2). Inde 2009-2013, © Olivier Culmann / Tendance floue

Questionnant les notions d’identité et de représentation sociale, le photographe Olivier Culmann, membre du collectif Tendance floue, a imaginé avec The Others (Xavier Barral, 2015), une série hilarante sur notre besoin de faire de nous-même notre propre idole.

Construites dans des studios photographiques en Inde, ses images montrent à la fois les métamorphoses du même – Olivier Culmann adoptant avec un sérieux keatonien des visages et costumes propres aux diverses communautés indiennes – et les vertiges du conditionnement identitaire, en cherchant à déjouer, par un dispositif où la sérialité produit une sorte d’humour bouffon contenu, les assignations à résidence que constituent les impératifs sociaux dans un pays où chacun se doit de rester à sa place.

Nous avons conversé librement à propos de sa méthode de travail, et des enjeux importants dont son œuvre est porteuse.

The Others
Photographie issue de la série The Others (Phase 2). Inde 2009-2013 © Olivier Culmann / Tendance floue

Que représente l’Inde pour vous qui connaissez très bien ce pays ?

Un pays complexe, fascinant et souvent contradictoire, mais surtout – et concernant ce que j’y ai exploré – un pays riche d’une culture de l’image très vivante.

L’usage du studio photo est-il encore vivace en Inde, ou est-il en passe de devenir désuet ?

Le studio photo est toujours très présent et vivace en Inde, que ce soit dans les grandes ou très petites villes. Les studios se sont adaptés très rapidement au digital et en ont fait un usage actif et actuel, bien que reposant souvent sur des pratiques antérieures au numérique.

The Others
Photographie issue de la sŽrie The Others (Phase 1). Inde 2009-2013 © Olivier Culmann / Tendance floue

La photographie d’identité en Inde est-elle vécue comme un signe de reconnaissance communautaire ?

La photographie d’identité en tant que telle a les mêmes fonctions qu’ailleurs (photos de passeports ou autres). Mais on peut noter par exemple que les studios, au delà de la retouche elle-même, éclaircissent quasi systématiquement la peau des personnes photographiées (chacun se rêvant plus clair qu’il ne l’est).

Concernant la photographie de pose que l’on peut faire au studio, chacun tente effectivement de se construire une image de soi améliorée ou fantasmée (beaucoup sur-jouent ou posent comme des stars de cinéma).

The Others
Photographie issue de la sŽrie The Others (Phase 1). Inde 2009-2013 © Olivier Culmann / Tendance floue

Concernant les photographies du père ou du grand-père décédé qui sont généralement accrochées chez les gens ou dans les commerces, elles servent effectivement en partie à garantir une filiation, une sorte de preuve de la lignée et donc de son appartenance communautaire.

Comment être soi hors de la mise en scène de nous-même ? Notre identité, que l’on soit Indien ou Français, n’est-elle qu’une construction sociale ?

Notre identité provient de ce que l’on a hérité de notre famille, culture ou milieu social –  chacun joue donc en partie le rôle qui lui a été donné – mais aussi de ce qu’on a acquis et construit lors de nos parcours et expériences personnelles. Notre identité n’est donc qu’en partie issue d’une construction sociale, que ce soit en Inde ou en France. Mais, bien qu’il existe partout ailleurs, il est évident que le poids du statut (pour ne pas dire déterminisme) social est beaucoup plus lourd en Inde qu’en Europe par exemple.

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Photographie issue de la série The Others (Phase 3). Inde 2009-2013 © Olivier Culmann / Tendance floue

« Si le cuivre s’éveille clairon, il n’y a rien de sa faute. Cela m’est évident »… Comment comprenez-vous la célèbre  formule d’Arthur Rimbaud, « Je est un autre » ?

L’expression « Je est un autre » est l’antithèse même du principe de construction de la société indienne dans laquelle chacun a un rôle déterminé par sa naissance et dont il lui est impossible de sortir. Ma série The Others – et c’est en partie la raison de mon choix pour ce titre – réagit à cette conception de la position de chacun par rapport aux autres. Cette série est comme une sorte de bug sociétal au sens où elle repose sur une impossibilité.

La photographie en Inde est-elle de l’ordre d’un fétiche ?  

Je ne crois pas que les Indiens y projettent des propriétés surnaturelles ! Mais elle est, sans aucun doute, un outil de représentation du moi et souvent du moi rêvé très présent et utilisé.

The Others
Photographie issue de la série The Others (Phase 4). Inde 2009-2013 © Olivier Culmann / Tendance floue

La sensation du corps morcelé/enfermé/fasciné ne nourrit-elle pas chez vous, quels que soient vos travaux, une interrogation profonde ? Je songe à votre série très remarquée Watching TV (2011) ou à votre travail sur les mondes de l’école effectué avec Mat Jacob.

La notion qui est sans doute la plus présente dans mon parcours photographique est la notion de conditionnement. Elle implique en effet un certain nombre de sensations (la contrainte, l’enfermement…) que l’on retrouve dans la majorité des séries que j’ai pu réaliser.

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Photographie issue de la série The Others (Phase 4). Inde 2009-2013 © Olivier Culmann / Tendance floue

Avez-vous exposé votre travail en Inde ? Quelle en a été la réception ?

Oui, notamment The Others en 2014, une exposition volontairement en plein air afin que la partie de la population qui n’oserait jamais passer la porte d’un musée puisse également la voir.

La première lecture de l’exposition était généralement assez neutre, le spectateur ne comprenant que dans un second temps qu’une seule est même personne se cache derrière ces différents personnages. Comme je l’expliquais précédemment, c’est cette notion de « bug sociétal » qui a particulièrement fait réagir le public. Au delà de cette surprise, généralement assez forte, la majorité du public réagissait cependant par l’hilarité.

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Photographie issue de la série The Others (Phase 2). Inde, 2009-2013 ©Olivier Culmann/Tendance Floue

Une partie de celui-ci a par ailleurs était touchée que sa propre communauté soit représentée. Notamment par le fait qu’une personne extérieure ait accordé une attention peu habituelle pour eux, généralement ignorés du regard des autres.

Votre tonalité est volontiers ironique. Vous considérez-vous comme voltairien ?

L’ironie, comme l’humour, sont des outils qui me conviennent particulièrement. D’autant plus que, pour une raison qui m’a toujours échappée, ils sont globalement assez rares, voire malvenus, dans la photographie. De là à dire que je me considère voltairien, c’est une autre histoire…

L’humour, voire une forme d’hilarité contenue, est omniprésent dans votre série The Others. Le cinéma ne vous tente-t-il pas ?

Je précise que, si j’utilise l’humour, je tâche d’éviter la « blague ». Je suis un grand adepte du principe fondateur de Buster Keaton qui consiste à ne jamais rire lui-même.

Je suis, depuis toujours, un très grand amateur de cinéma et ma formation au départ est davantage audiovisuelle que photographique. Mais, si la photographie ne me semble pas le seul moyen d’expression possible, je n’envisage pas pour l’instant de renouer avec le cinéma. Je ne ferme cependant aucune porte, appréciant particulièrement de remettre en cause ma propre pratique d’un projet à l’autre.

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Photographie issue de la série The Others (Phase 3). Inde 2009-2013 © Olivier Culmann / Tendance floue

Travaillez-vous avec des assistants ? Quelle a été l’image la plus difficile à obtenir ?

Je travaille généralement seul. Mais pour The Others, j’ai travaillé avec un assistant (il prenait les photos que je voyais en retour sur un écran afin de pouvoir ajuster mes poses), ainsi qu’un coiffeur (toutes les chevelures de la Phase 1 du projet étant réelles).

L’image la plus difficile à obtenir est peut-être celle de la réplique du Mahatma Gandhi. C’est l’une des rares (exceptées celles des Sikhs, pour le turban) où nous avons dû faire appel à une tierce personne pour la réaliser. Le personnage étant tellement emblématique, ses poses et sa prestance tellement connues, qu’il a était certainement le plus difficile à incarner. La personne qui m’a aidé à la réaliser est un sosie de Gandhi qui loue ses services, lors de manifestations, pour marcher en tête de cortège. J’en ai donc conclu que mon personnage est en réalité une réplique d’une réplique de Gandhi. Doublement faux donc…

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Photographie issue de la série The Others (Phase 4). Inde 2009-2013 © Olivier Culmann / Tendance floue

Qu’est-ce pour vous que le kitsch ?

Une notion subjective du même ordre que le goût ou pire « le bon goût ». Ce qui est kitsch ou beau pour l’un sera laid ou de mauvais goût pour l’autre. C’est aussi ces questions-là et la notion de relativité que j’ai essayé de questionner en réalisant ce projet.

Votre travail sur la déconstruction de la notion naïve d’identité a-t-il pris pour vous une importance particulière dans une France obsédée médiatiquement par le trouble retour aux origines fantasmées de notre pays ?

Ce type d’idées simplistes, pour ne pas dire nauséabondes, qui progressent actuellement en France ou ailleurs – quand elles ne sont pas relayées ou attisées par certains media – m’inquiète comme tout un chacun. Si mon projet peut effectivement toucher à ces notions, je doute malheureusement qu’il puisse avoir la moindre influence sur les forces obscures qui agissent sur l’esprit des populations d’aujourd’hui…

Vous remerciez dans votre catalogue votre ami Alain Willaume, membre comme vous du collectif Tendance floue. Que lui devez-vous ?

Comme moi, Alain a vécu en Inde. Nous partageons et échangeons beaucoup à propos de ce pays. Il a donc naturellement été l’un de mes premiers spectateurs, interlocuteurs et conseillers sur ce projet.

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Photographie issue de la série The Others (Phase 2). Inde, 2009-2013 ©Olivier Culmann/Tendance Floue

Vous êtes lauréat du Prix Niépce 2017. Comment avez-vous compris cette récompense ?

Le Prix Niépce a pour but la reconnaissance d’un parcours sur sa globalité et non d’un travail en particulier. Je l’ai pris comme tel et il est appréciable de pouvoir constater que son propre travail  – auquel on s’est généralement longuement consacré – a pu être « reçu » par les autres. A fortiori lorsqu’on ne le fait pas dans le but de leur plaire. Pour être honnête, en réalisant Watching TV ou The Others, je n’avais strictement aucune idée de la façon dont ils allaient être perçus et s’ils allaient intéresser ou non d’éventuels spectateurs.

Le point moins positif d’un Prix est que certaines personnes ou clients – par « peur » de vous déranger ? – osent moins vous appeler pour une commande. Or, comme la majorité des photographes, j’alterne mes projets personnels avec des travaux de commande.

Sur quels projets travaillez-vous actuellement ?

Je travaille encore beaucoup sur le « rendu » de précédents projets et principalement The Others. Plusieurs expositions, en cours actuellement, m’ont pris récemment une bonne partie de mon temps. Je n’ai donc pas initié de projet au long cours du même ordre, bien que j’ai quelques idées en gestation. Cette phase-là est aussi fondamentale, bien que plus discrète, dans la réalisation d’un projet personnel.

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Olivier Culmann, The Others, textes de Christian Caujolle, François Cheval et Christopher Pinney, éditions Xavier Barral, 2015, 192 pages – 136 photographies couleur

Editions Xavier Barral / The Others

Tendance floue

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Exposition The Others en extérieurs à Paris, place de la République jusqu’au 19 novembre 2017, et en intérieurs à La Capsule, centre d’art du Bourget, jusqu’au 26 décembre 2017.

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