
Pour les étourdis ayant oublié mon précédent article sur le projet MYOPZINE (cliquer ici), petit rappel : « MYOPZINE c’est 21 ouvrages autoédités par chacun des photographes de l’agence Myop. Vingt-et-une histoires choisies par chacun des photographes de l’agence comme les vingt-et-une lettres qui composent « Mes Yeux Objets Patients », le vers de Paul Eluard à l’origine de l’acronyme Myop. »
Tous les trimestres, paraissent ainsi en un même lot quatre ouvrages de quatre photographes différents.
La troisième livraison de ce très beau projet collectif (esprit du Zine photo), sortie la veille de Noël, est encore une fois formidable. Y participent Stéphane Lagoutte, Ulrich Lebeuf, France Keyser, Jérémy Saint-Peyre.

Avec Les Vivants et les Jours (volume 9), Stéphane Lagoutte est à Bénarès, documentant en des couleurs très douces des pratiques funéraires ancestrales. Aucune volonté de se complaire dans la mort, ni de cacher quoi que ce soit de la réalité des crémations. Des corps flottent sur le Gange, des hommes dorment, d’autres attendent ou transportent des linceuls. De l’eau est versée sur le visage d’un défunt entouré de fleurs. Non loin de là des vêtements sèchent, des coiffeurs officient. Il y a des bûchers, du silence intérieur, des conciliabules, des conversations secrètes. Dépassent d’un feu ardent des pieds colorés de rose, bientôt réduits en cendres. Tout est normal, sans morbidité excessive, tout est fantastique, comme la vie, comme la mort. Au centre du livre est collé un poème de Samuel Doux, dont voici la première strophe : « Longue promenade enivrante. / Je ne connais pas ces hommes / étendus en pétales, / ces fleurs idiotes illuminent le fleuve noir. / Je peux sentir leurs peaux brûlantes, / leur corps, leurs chairs mordues par le feu. / Le trivial et l’absurde enflamment le sacré, / le gris, la terre, les âmes, tout vole, / nous mourrons aujourd’hui. »

Stéphane Lagoutte photographie un inter-monde fascinant, rétif aux standards de la modernité uniformisante, des nuits de fièvre et de prières, des visages au teint cireux, des cadavres attendant leur passage vers l’au-delà, des bouches ayant laissé s’enfuir le souffle qui les animait.
Il y a des inscriptions en sanskrit, langue de mystère dans ses temples de volutes.

L’esthétique est tout autre avec Foreword d’Ulrich Lebeuf, qui déstructure d’anciennes bandes vidéo trouvées sur le web, ainsi que ses premières photographies de New York, prises entre 1990 (il a alors dix-sept ans) et 2010, à la façon de Joans Mekas et du cinéma expérimental des années 1970. Sentiment de marche rapide, d’urgence, de vie intense. Qu’est-ce qu’une ville ? Un territoire ? A quels signes se raccrocher lorsque l’on perd pied ? Quels sont ses symboles ?
Parole de 2017 : « J’ai le sentiment d’entamer une nouvelle vie. L’envie de produire est toujours là, mais différemment. Je ressens aujourd’hui le besoin de déstructurer ma photographie, de la désacraliser, de recréer des scènes d’un théâtre mental. Je reviens sur mes premières images de New York pour en ressortir ce que je n’y avais pas perçu, trop pressé de devenir photographe. Mes obsessions, mes angoisses sont là. Recadrer, abîmer, triturer, ne pas respecter les enseignements du passé, bouleverser les certitudes, réapprendre l’image. »

Il y a ici chez Ulrich Lebeuf un désir de jeunesse, et même de rajeunissement, une façon de rattraper le temps en envoyant valser voluptueusement le passé.
Les images sont floues, granuleuses, sexy, ou très noires – apparition de visages à la manière de la street photography.

Black is beautiful dans un New York capté façon free jazz. Lancez Ornette Coleman sur votre vieille platine pour accompagner votre lecture, c’est parfait.
Autre musique encore avec Jérémy Saint-Peyre explorant son Amérique à lui, soit en Stock Car la vie nocturne des voitures faisant leur show devant un public essayant de crier plus fort que le hurlement des moteurs enragés.

Voici en noir et blanc des monstres couverts de boue, les tronches de sales gosses de véhicules lancés dans la fureur de vivre.
Ça crisse, se violente, s’explose la face en rigolant comme des démons.

Ça se flingue à roues portantes, et se prend des gamelles de guedins.
Jérémy Saint-Peyre nous met la tête à l’envers dans une cérémonie vaudoue où les kékés sont des guédés.

Chers fous du volant, ne perdez surtout pas votre numéro, c’est votre dernière chance d’identification, lorsque la guerre aura pris vos yeux et fracturé vos dents.
Avec France Keyser, la tonalité est plus bien apaisée, avec un travail sur les musulmans de France abordés (bien entendu) comme des citoyens ordinaires.

Non, l’islam n’est pas un problème social.
Question posée à ses témoins, des hommes et femmes pour qui la République n’est pas un vain mot : « Comment vivez-vous en France aujourd’hui dans un contexte de suspicion générale ? »
Parole écrite d’Abel Djerari : « Notre pays, ce n’est pas l’apartheid avec des lois ségrégationnistes, ni un régime fasciste, ni Vichy. Notre pays, c’est un Etat de Droit soutenu par des valeurs universelles qui se sont enracinées dans les couches profondes de la société. Et ça c’est la réalité que je vis au quotidien. »
A chaque visage est associée une lettre manuscrite exprimant en des mots simples et forts l’attachement aux valeurs d’un pays protégeant par l’outil de la laïcité la liberté de culte de chacun.

France Keyser montre des personnes en lutte contre les discriminations, les préjugés, les amalgames médiatiquement construits (« le choc des incultures »), la haine insidieuse.
L’inquiétude est réelle, non moins que l’espoir en un serment de fraternité renouvelé qu’un livre de peu de poids porte superbement.
Quatre Myopzynes donc, quatre façons de vaciller debout dans le monde qui va, vient, disparaît, se réinvente à chaque instant.
Quatre professions de foi.
France Keyser, Ulrich Lebeuf, Stéphane Lagoutte, Jérémy Saint-Peyre, quatre ouvrages de la Myopzine Collection, volume 3, 2017 – 250 exemplaires (x 4)
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