S’abandonner ensemble à ce qui nous désarme, par Rebecca Topakian, photographe

Infra
© Rebecca Topakian

Le travail photographique de Rebecca Topakian relève à la fois de la fascination pour la beauté des corps s’abandonnant, et d’une volonté de saisir ce qui lie en une communauté précaire les individus isolés.

Son premier livre, Infra-, publié par Romain Pruvost, fondateur à Lille de Classe Moyenne Editions, est une œuvre radicale, sensuelle, troublante.

Photographiés dans des clubs, à l’infrarouge, des danseurs surgissent de la nuit, telles des chimères, des fantasmes, des créatures très présentes et lointaines.

Ce sont des rêves de pierres mouvantes, des sculptures classiques ayant pris vie, des dieux très sexy laissant éclater leur puissance dans les moments où l’oubli d’eux-mêmes est le plus fort.

La transe amène une synchronie des corps, qui est aussi un déphasage d’avec le temps socialement organisé.

Se créent des fraternités de solitudes, et une émotion intense dans la mue de la cuirasse relationnelle en partage de vulnérabilité.

J’ai souhaité discuter avec Rebecca Topakian, dont la parole sincère et passionnante touchera certainement les lecteurs de L’Intervalle.

Infra
© Rebecca Topakian

Vous êtes une jeune artiste diplômée de l’Ecole Nationale Supérieure de la Photographie d’Arles. Que retenez-vous de fondamental de l’enseignement que vous y avez reçu ?

À Arles comme dans les écoles de Beaux-Arts, les enseignants nous accompagnent dans un projet et une recherche personnelle. Je suis arrivée là-bas comme beaucoup d’autres d’étudiants, un peu naïve face à l’art. Je me souviens qu’un étudiant sortant de l’école, Sylvain Couzinet-Jacques, m’avait aidée à porter mes cartons dans mon nouvel appartement arlésien et m’avait dit : « Tu verras, l’école c’est un peu comme une psychanalyse ». Ça m’avait un peu amusée sur le moment, mais il avait plus ou moins raison. L’école donne le temps, l’espace et des outils pour aller puiser au fond de soi-même ce qui nous anime et, par conséquent, anime notre travail. En dehors des qualités et défauts de toute école, les écoles d’art enseignent bien une chose : un certain désarroi, et comment l’utiliser. Je me souviens d’un séminaire critique avec Jean-Christian Bourcart dont j’étais sortie très émue. Il ne s’en était pas vraiment rendu compte je crois. Tout ce qu’il m’avait dit, c’était : « Mais alors, au fond, tu travailles sur la solitude ? » Ça me paraissait difficile de voir les choses ainsi, mais ça m’a permis d’être plus radicale dans mon approche. C’est peut-être ce qu’apprend l’école – à ne pas juste faire des choses parce qu’on en a envie, mais à se demander pourquoi on le fait, pourquoi on en a envie, et qu’est-ce que l’on peut faire pour être au plus proche de notre intention.

Avez-vous rencontré votre éditeur lillois, Classe Moyenne Editions, sur le projet de votre livre Infra ? Est-ce votre premier livre ? 

Oui, Romain Pruvost, le fondateur de Classe Moyenne Editions, est un ami. Nous nous sommes rencontrés aux Rencontres d’Arles en 2015, alors que nous travaillions chacun pour un éditeur à Cosmos (le salon du livre photo). Quand il m’a parlé de créer sa maison d’édition, j’ai tout de suite voulu faire mon livre avec lui. De manière générale, j’aime travailler avec des gens que je connais et privilégier mes relations d’amitié.

Infra
© Rebecca Topakian

Infra- est-il représentatif des thèmes que vous avez travaillés jusqu’ici ?

Infra- a été l’aboutissement d’un long processus de travail autour de la notion d’individu dans son rapport à la communauté ou à la foule. Je suis moi-même un peu agoraphobe et sujette à l’anxiété sociale. Photographier la foule était d’abord un sujet de fascination pour moi. J’avais produit une série (« Visages ») pour laquelle j’avais photographié à l’aveugle des foules en soirée avec un objectif grand-angle et un puissant flash. À l’intérieur de ces photographies, je recadrais les images à l’aide d’un passe-partout sur des visages qui semblaient ailleurs, peu investis, qui suggéraient un certain malaise. Je cherchais en quelque sorte à me retrouver dans ces inconnus. Ce processus de travail était presque thérapeutique, puisqu’il m’aidait à éprouver de l’empathie envers des individus que j’extrayais, par le geste photographique et le recadrage, d’une foule qui me faisait peur. J’ai rapidement été heurtée par le problème suivant : armée de mon appareil massif et de mon flash, j’étais assimilée à la photographe officielle de soirée et les gens venaient vers moi pour se faire photographier. Je perdais alors toute la spontanéité recherchée. C’est pour cette raison que j’ai réfléchi à une manière de travailler discrètement, d’où l’usage de l’infrarouge dans Infra-.

L’objet-livre que vous avez produit, se présentant sous un emballage rouge métallique, est particulièrement réussi. Correspond-il à celui que vous aviez rêvé ? A quelles contraintes techniques vous êtes-vous heurtée ?

Il est exactement comme je le voulais, au détail près ! La plus grande contrainte technique était l’impression argent sur papier noir. Avec Romain, l’éditeur, nous avons eu quelques sueurs froides lorsque nous sommes allés vérifier les tirages test chez l’imprimeur. Il est très difficile d’obtenir des nuances de gris avec ce type d’encre, alors qu’elles sont fondamentales dans mon travail. Nous avons trouvé la solution, et nous sommes très heureux du résultat. Quant à l’emballage, il n’a pas été facile à trouver, mais le livre était pour moi inconcevable sans celui-ci.

Infra
© Rebecca Topakian

Comment êtes-vous parvenue à créer de telles images, argentées, précieuses, surgissant de la nuit ? Avez-vous dû faire des adaptations particulières sur votre appareil photo ?

Mes images sont des photographies infrarouges. L’infrarouge est la technique utilisée par les chasseurs, l’armée, ou certains photographes célèbres (Weegee l’a utilisée dans des cinémas, Kohei Yoshiyuki a photographié les amants d’un soir qui se retrouvent sous des buissons la nuit). J’ai travaillé en numérique, c’est-à-dire que j’ai transformé un appareil photo normal pour qu’il ne soit plus sensible qu’aux longueurs d’ondes supérieures à 800nm – le domaine de l’infrarouge. J’utilise également des panneaux à LED infrarouges. Ceux-ci agissent comme des flashes, mais ils sont invisibles à l’œil humain. La lumière des panneaux à LED a tendance à éclairer fort le premier plan et à rapidement s’évanouir un mètre plus loin, d’où l’impression de voir les corps sortir de l’ombre.

Infra-, tenu simplement par un élastique amovible, peut se disloquer entièrement, doubles pages par doubles pages, faisant alors apparaître d’autres séquences d’images, d’autres associations. Comment avez-vous pensé la dimension de monde flottant émanant de la composition générale du livre ?

Ce qui m’a fasciné tout le long de ce travail, c’est la manière dont l’individu s’oublie dans le moment de la fête, par un effet de transe collective. Lorsque j’ai commencé ce travail, je venais de terminer mon mémoire de master à l’école dans lequel je travaillais la question de l’individu et de la communauté. Il y a quelque chose de fascinant dans cette transe : c’est lorsque l’individu est le plus absorbé en lui-même, dans le moment présent, lorsqu’il met de côté sa persona, qu’il perd son individualité et se fond dans cette communauté éphémère. Le corps de l’un devient parfois la continuité de l’autre. Je voulais recréer ces chimères par l’assemblage de ces posters, qui permettent de les réassembler autant qu’on le souhaite.

Les danseurs que vous photographiez et isolez par vos cadrages et traitements de l’image étaient-ils conscients d’être sous votre objectif ? Où avez-vous pris vos images ?

Souvent, ils l’étaient plus ou moins. Contrairement au travail précédent où j’utilisais un flash, je suis ici plus discrète. Les danseurs ont souvent remarqué ma présence, certains jouant parfois avec l’appareil et dansant pour la photo. Mais comme l’appareil est discret, les personnes photographiées voyaient moins mon geste comme une agression. J’ai pris toutes les photographies dans des soirées parisiennes, et principalement dans les soirées Casual Gabberz (dont un ancien étudiant en échange à l’ENSP est l’un des fondateurs), où j’étais accréditée comme photographe. Parfois, j’essaye de retrouver les personnes afin de m’assurer que les photos ne les dérangent pas. Certaines montrent des personnes qui s’embrassent… je n’ai pas envie de causer d’ennui à quiconque !

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© Rebecca Topakian

August Sanders et Wolfgang Tilmans ne vous ont-ils pas inspirée dans votre façon d’aborder le sujet humain ?

August Sanders a été très important dans ma découverte de la photographie. L’image des trois jeunes paysans allant au bal a agi comme une épiphanie pour moi, et elle m’accompagne depuis. Il y a chez Sanders ce regard incroyable qui offre du modèle à la fois sa singularité, son individualité absolue, et tout ce qui fait de lui une figure archétypale, un exemple d’un groupe social donné. Quant à Tilmans, j’admire son appréhension du corps, des corps, et des détails. Il a une manière très sensuelle de photographier, qui fait qu’une clémentine est aussi sexy qu’un homme nu, qu’un paysage ou le détail d’une oreille.

N’avez-vous pas cherché à vous rapprocher, malgré l’aspect très contemporain de votre sujet, de la sculpture classique, et de créer ainsi une tension propice à la traversée du temps ?

Il était en effet important pour moi d’éviter le plus possible les marqueurs temporels ou sociaux. Il y en a bien sûr, et c’est inévitable – même nu, un corps n’est pas neutre. Il était cependant important pour moi que mon travail ne se transforme pas en un documentaire de la jeunesse parisienne, que des attributs ne dévient pas le regard de ce qui est central – le corps. La référence à la sculpture classique n’était pas volontaire, mais l’infrarouge donne à la peau un aspect laiteux qui n’est pas sans rappeler le marbre des sculptures.

L’image choisie comme première et quatrième de couverture n’est-elle pas un manifeste esthétique, doublé d’une déclaration de désir ? Vous montrez le torse nu d’un homme, piercing au téton, dont on entrevoit la texture marmoréenne de la peau à travers le réseau de ses veinules.

Il y a dans mon travail, entre autres, une fascination pour le corps et sa beauté. Depuis mes premiers projets, je photographie des corps et leurs gestes, leurs postures. Il s’agit d’un désir de saisir entièrement, d’embrasser ce quelque chose qui me fascine et m’étonne tant et qui m’échappe toujours. La première fois que j’ai utilisé mon appareil fraichement transformé à l’infrarouge, je me souviens avoir fixé l’écran de mon appareil, et de n’avoir plus su cacher mon enthousiasme à un ami à qui je répétais : « Les gens sont tellement beaux ! » L’infrarouge me permettait de voir quelque chose que je n’avais moi-même pas vu.

Vous photographiez des danseurs. Comment pensez-vous l’articulation sujet isolé/communauté qu’indique un tel sujet ? On peut songer à la communauté des amants de Maurice Blanchot, à la communauté désœuvrée de J.L. Nancy, ou même à tentative communautaire de Georges Bataille à travers Acéphale.

En effet ! Jean-Luc Nancy, Blanchot, Bataille mais aussi Agamben sont des philosophes sur lesquels j’ai beaucoup appuyé mes recherches pendant des années, sur la question de la communauté et de la solitude. Les moments de communauté sont rares, ils se trouvent dans la transe, peut-être dans la communauté des amants (sorte de transe amoureuse), mais c’est surtout aussi l’histoire d’une impossibilité. L’articulation de l’individu isolé à la communauté se fait en cela que l’ensemble photographique, par l’isolement des personnes photographiées dans l’image, propose à voir une autre communauté – une communauté d’êtres profondément solitaires dans leur expérience, et dont la solitude même est le lien.

N’y a-t-il pas dans votre travail le besoin de témoigner d’une possible fièvre insurrectionnelle ?

Je ne sais pas s’il s’agit d’une fièvre insurrectionnelle, si l’on peut aller jusque-là. Si c’est ce qu’on peut y voir, tant mieux ! Mais je crois que le projet est plus humble.

Il y a un sens politique à mes yeux, mais bien plus souterrain. Cette série est venue à la suite d’une réflexion sur le portrait et ce que le portrait pouvait offrir de la représentation d’un individu. Le portrait tourne toujours autour d’une impossibilité : représenter l’autre. Ce que je trouve fascinant dans la photographie d’un être humain, c’est justement qu’il est impénétrable – alors je ne veux pas essayer de faire croire l’inverse. Il n’y a rien à faire, de face, de profil, de dos, yeux ouverts ou fermés, de près ou de loin, ça reste une figure problématique, j’ai du mal à savoir quoi faire avec ce que j’ai devant moi – à part regarder.

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© Rebecca Topakian

Nous parlions de Blanchot et il dit ceci : « La communauté n’est pas destinée à guérir de la solitude mais à y exposer « comme le cœur de la fraternité » » (in La communauté́ inavouable, Paris, Les Editions de Minuit, 1983, p47). Chez Blanchot, comme chez Bataille, on retrouve cette idée que nous sommes profondément seuls et que rien de notre être n’est communicable. Mais à la base d’un faire-communauté, il y a déjà reconnaître l’autre comme un autre moi, seul dans son expérience de l’être comme je suis seul dans la mienne. C’est un peu ce que je cherche dans mes photographies infrarouges – montrer des individus concentrés dans leur être, qui ne sont ni en train de communiquer, ni en train de se montrer, mais simplement en train de danser. Ils sont souvent isolés (quand ils ne sont pas « isolés » à deux), dans la foule et par l’éclairage, et cet isolement permet, peut-être, de s’y projeter. Le philosophe Patocka a une très belle manière de décrire ce qu’est l’autre : un « fellow being » (Patocka Jan, Body, Community, Language, World, Chicago and La Salle, Illinois, Open Court, 1998, p. 65). Une sorte de camarade avec qui je ne partage rien d’autre que l’être… Et cette camaraderie, elle permet aussi une empathie, et donc l’amour.

Vous avez pu côtoyer le milieu du porno. Qu’en attendiez-vous ? N’est-il pas fascinant d’être confronté à des scènes de grande maîtrise quand l’oubli de soi peut être au contraire l’un des délices de l’amour physique ?

J’en attendais justement beaucoup de maîtrise, il s’avère qu’il y a beaucoup plus d’improvisation et d’imprévu dans un tournage pornographique qu’on ne le croit. Mon approche était déjà celle de photographier des moments d’abandon, principalement entre les scènes. Les acteurs et les actrices se connaissent souvent bien et certains sont amis. C’est pourquoi même si le sexe en lui-même peut être surjoué, j’ai pu photographier des moments de tendresse et d’amour réels, qui sont ce qui m’intéressait le plus. J’ai certainement un côté voyeur, et saisir des moments sincères d’amour dans un contexte où l’amour est justement mimé était très intéressant.

A travers la transe de vos danseurs, on n’est jamais loin de l’extase de la Sainte Thérèse du Bernin. Etes-vous une photographe baroque ?

Il est vrai qu’une ou deux de mes images peuvent paraître presque une référence à Sainte Thérèse. De là à être une photographe baroque, je ne crois pas. Mes projets prennent des formes très différentes et j’essaye de renouveler chaque fois ma manière de photographier.

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Rebecca Topakian, Infra-, Classe Moyenne Edition, 2017

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