« Les artistes ne viennent pas de leur enfance, mais de leur conflit avec des maturités étrangères. » (Les Voix du silence)
Il faut toute la puissance d’une maison d’édition comme Gallimard pour publier, avec la fondation Catherine Gide, un livre aussi dense et richement illustré qu’André Gide, André Malraux, L’amitié à l’œuvre, 1922-1951, quand la curiosité envers l’histoire littéraire n’est pas la vertu la plus partagée du monde, et que les archives de la bibliothèque Jacques-Doucet ne sont parfois plus très animées.
« A la vérité, écrit Malraux de son aîné de trente ans, évoquant peut-être sa propre position future, vous n’avez pas d’influence, vous avez une action. Cela est plus noble. Vous ne guidez pas. Vous guidez pendant l’instant. »
Amis depuis la publication au début des années 1920 de deux grands articles prenant sa défense contre la droite réactionnaire, Malraux voit en Gide « un homme qui crée l’état d’esprit d’une époque », un « directeur de conscience » pour une génération éprise de liberté et de bonheur plus que dogmes et de systèmes.
Editeur d’art et de livres pour bibliophiles (éditions A la Sphère puis Aux Aldes), le futur prix Goncourt 1933 (avec La Condition humaine) lui propose de publier dans une édition illustrée par le graveur Demetrios Galanis (1879-1966) son Roi Candaule, avant que de rejoindre les éditions Gallimard en qualité de directeur artistique et de lecteur, devenant par là même l’éditeur privilégié des Œuvres complètes en quinze volumes de Gide.
Engagés tous le deux contre le fascisme, ralliés l’un et l’autre au communisme soviétique (avant que de s’en désolidariser), présidant ensemble les congrès antifascistes de 1933 et 1936, participant aux rencontres intellectuelles ayant lieu dans l’abbaye cistercienne de Pontigny (Yonne), Gide et Malraux ne cessent de se fréquenter, à Paris et jusque dans leurs résidences du Sud de la France, unis au cours du temps dans leur volonté de lier art et éthique de l’engagement, amour des livres et liberté.
Malraux, en 1923, écrivant à André Gide/Ménalque (personnage de La Bruyère, mais ici des Nourritures terrestres) : « Mais vous êtes un grand esprit, et, comme tel, vous avez droit à de grands travers. »
Dans son avant-propos, Peter Schnyder énumère brillamment les raisons probables de leur rapprochement : « Cette belle amitié n’a peut-être pas été le fruit du hasard : à y regarder de plus près, les ressemblances entre Gide et Malraux sont nombreuses. Le premier a perdu son père à l’âge de onze ans ; le père du second a quitté sa famille quand celui-ci avait quatre ans ; l’un et l’autre ont été élevés par des femmes. Gide a eu une scolarité irrégulière et les circonstances n’ont pas permis à Malraux d’obtenir son baccalauréat. Dès leur jeunesse, les deux hommes sont de grands voyageurs. Gide est resté toute sa vie un nomade ; Malraux n’a pas craint les périples lointains. Pendant la Seconde Guerre mondiale, ils vivent souvent dans le Midi, loin de leurs domiciles respectifs, normand ou francilien. Tous deux, lorsqu’ils étaient jeunes, furent de fervents lecteurs et leur soif de connaître semblait sans borne. Chacun fut à sa façon hanté par l’idée de la mort (et chacun voyait, dans l’œuvre d’art, une négation, un « antidestin » selon le mot de Malraux). Leur rapport à la religion était ambigu : Malraux disait de lui qu’il était un « esprit religieux sans foi ». Gide se voulait athée mais pas impie. (…) Chacun a ses tics et également doté d’une mémoire prodigieuse (Malraux juge la sienne « anormale »). »
Ami de Marcel Arland, André Malraux entre au début des années 1930 à la NRF, après la désastreuse aventure indochinoise (trafic illégal d’objets archéologiques), muée, par la voie du journalisme, en la défense de la population annamite. La position est stratégique, qui lui permet de créer des collections (« Du monde entier ») et de déployer son regard d’esthète.
En janvier 1931 ouvre la Galerie de la NRF, pour laquelle il effectue nombre de voyages en terres lointaines, afin d’y trouver des œuvres d’art à vendre.
Reçu régulièrement chez Gide, rue Vaneau, Maria Van Rysselberghe, confidente du grand écrivain nomade, l’observe (lire les quatre volumes de ses souvenirs, Les Cahiers de la Petite Dame) : « La pensée de Malraux est ininterrompue et donne l’impression de l’inépuisable. (…) Esprit libre, démolisseur, avec tout de même cette balance que donne la vraie culture ; débit monotone, froid, jugements absolus formulés jusqu’à l’extrême. »
Gide pour l’auteur des Conquérants : « Nul dans la littérature française n’a autant désiré. »
A la fin de sa vie, Malraux, Ministre des Affaires culturelles du général De Gaulle (1959-1969), se plaît à voir en Gide le dernier des symbolistes, le représentant d’une pensée anhistorique, minorant pourtant les très précieux Voyage au Congo (1927), Retour du Tchad (1928) et Retour d’URSS (1936), livres dénonçant les ignominies du système colonial, et la nature criminelle du communisme d’Etat.
En 1934, dans Littérature et révolution, n’oublions pas qu’André Gide écrivait : « J’estime que toute littérature est un grand péril dès que l’écrivain se voit tenu d’obéir à un mot d’ordre. Que la littérature, que l’art puissent servir à la Révolution, il va sans dire ; mais il n’a pas à se préoccuper de la servir. Il ne la sert jamais si bien que quand il se préoccupe uniquement du vrai. La littérature n’a pas à se mettre au service de la Révolution. »
Malraux, 1935 : « Etre un homme, c’est réduire sa part de comédie. »
Gide, dans Le traité du Narcisse : « Le Poète est celui qui regarde. Et que voit-il ? – Le Paradis. Car Le Paradis est partout ; n’en croyons pas les apparences. »
A partir de 1947, Malraux travaille aux volumes de sa Psychologie de l’art.
Quels que soient leurs mérites ou leur gloire, les hommes et femmes passent comme fétus de paille dans le temps, mais c’est par leur capacité de création, et par l’art envisagé comme profondeur de mémoire active, qu’ils existent peut-être véritablement, dans l’accomplissement de leur destin.
Jean-Pierre Prévost, André Gide, André Malraux, L’amitié à l’œuvre, 1922-1951, avec la collaboration d’Alban Cerisier, avant-propos de Peter Schnyder, Fondation Catherine Gide / Gallimard, 2018, 248 pages – 250 illustrations
On peut compléter la lecture de l’album Gide-Malraux par l’ouvrage consacré par Alain Malraux à l’auteur de L’Espoir, son oncle, qui l’éleva comme son fils avant de l’adopter après la mort accidentelle de ses deux enfants, livre intitulé L’homme des ruptures (éditions Ecriture, 2016), portrait en treize escales du colonel de la brigade Alsace-Loraine : « Ses vingt ans », « Clara », « Un conquérant », « Séismes »…
Malraux, qui détestait son enfance (lire les Antimémoires) mais admirait Apollinaire, tout en étant fasciné par l’Asie, n’eut de cesse d’inventer une vie à la hauteur de ses visions, conjuguant les ambitions d’un aventurier à celles d’un homme de lettres.
Les engagements de Malraux sont ici célébrés (contre le fascisme, en faveur des Républicains espagnols, du côté des Forces françaises libres durant la Seconde Guerre mondiale), comme son triomphe littéraire depuis son troisième roman, La Condition humaine, sans que les drames qui le touchent ne soient masqués.
De Gaule : « Malraux : voilà un homme qui m’étonnera toujours ! »
Alain Malraux, L’homme des ruptures, Editions Ecriture, 2018, 224 pages
Exposition André Malraux, éditeur d’extraordinaire, à la Galerie Gallimard (rue de l’Université, Paris), du 19 avril au 19 mai 2018