
Aurore Valade conçoit la photographie comme un objet relationnel, une possibilité de rencontre, une expérience de l’ordre d’une performance, une scène.
Dans des mises en scène très élaborées, l’artiste photographie ses personnages avec les objets qui les entourent, s’intéressant moins aux visages qu’à l’ensemble des marchandises qui saturent nos existences et nous dévoilent.
Les images d’Aurore Valade sont à lire et contempler, tant les lignes de significations y sont nombreuses.
L’ambition ici, par-delà la méticulosité des agencements d’objets, de couleurs, de paroles, au sein de chaque photographie, est de créer une sorte de vertige de liberté : impossible de tout circonscrire par l’œil en une seule vision, impossible de tout embrasser. L’exercice du jugement critique se laisse dérouter par le carnavalesque, qui le dé-range joyeusement.
Il y a beaucoup de révolte dans le travail d’Aurore Valade, mais une indignation ayant la grâce du burlesque.
En elle, l’adolescente qui subsiste ne cesse d’interpeller ses contemporains avec cette phrase capitale : « Et vous, comment vous débrouillez-vous avec la vie ? »

Votre fanzine Quand on s’ennuyait regroupe plusieurs séries réalisées entre 2006 et 2014. Selon quels principes avez-vous conçu le montage des images ?
L’idée du fanzine Quand on s’ennuyait vient de l’éditeur Freddy Denaës des Editions de l’Oeil. Je lui ai proposé des images sur le thème de la jeunesse, puis je les ai laissées entre ses mains, pour qu’il en offre sa lecture et je trouve que c’est réussi. C’est important de faire confiance et de laisser vivre les images. Car chaque regard les renouvelle.
Revendiquez-vous pour votre art la notion de culture populaire ?
Je m’intéresse aux choses qui nous entourent et que nous possédons. Elles nous confèrent une identité, projettent nos rêves et nos désirs. C’est toute une forme de vie qui s’incarne dans ce que nous possédons et ce qui m’intéresse c’est ce qui entoure le portrait, ce qui nous raconte et la culture dans laquelle nous évoluons. Est-ce que cette culture que je photographie est « populaire » ? Bien sûr. Mais parfois elle est savante. Quelqu’un aura d’ailleurs peut-être remarqué que dans l’image intitulée « L’addictature », la personne photographiée tient une feuille de papier qui représente un extrait de la peinture La mort de Marat, de Jacques-Louis David. Il s’agit du détail de la lettre de Charlotte Corday, la meurtrière de Marat. Mais les mots de Charlotte sont effacés : cette histoire de figures révolutionnaires d’une autre époque laisse place à l’un de nos contemporains qui y inscrit ce mot : « prétexte ». Car ici tout est prétexte, et je laisse au regardeur le soin d’en imaginer une interprétation. Mes images jouent sur différents niveaux de lecture. On verra peut-être dans cette même image, une célébration des assemblages d’art brut, de la culture vernaculaire. Il y a des lectures de l’image qui font appel à des cultures particulières et c’est cette diversité et ce mélange qui m’enthousiasme.


Vous aimez saturer vos images de signes, d’objets, d’indices en jouant sur la multiplication des plans. L’acte photographique est-il pour vous une manière de rangement opérant dans le chaos du quotidien, ou l’inverse ?
L’acte photographique pose un cadre au chaos du monde. La saturation ne signifie pas le désordre, je prends soin d’agencer les signes pour donner des clefs de lecture au regardeur. Je cherche à signifier, je pense l’image, je l’ordonne. Mais la photographie n’aurait que peu d’intérêt pour moi si je n’étais pas dérangée. Ce qui dérange, c’est l’Autre, c’est l’expérience de la relation, jamais prévisible. Elle peut déborder du cadre. L’Autre peut déranger les bords du cadre, reformuler mes plans, me déranger littéralement et reconfigurer l’expérience de l’acte photographique.
Vous agissez tel un metteur en scène, demandant à vos personnages de rejouer des scènes issues de la vie ordinaire. La photographie fait-elle partie pour vous du domaine du spectacle vivant ?
La manière dont je pratique la photographie se rapproche des formes théâtrales. Je me suis longtemps intéressée et j’ai aussi pratiqué le « théâtre de l’opprimé » et le « théâtre invisible ». Ces pratiques permettent de prendre une distance critique vis-à-vis du monde que nous habitons, elles invitent à des résistances. On pourrait même dire que le dispositif photographique que je mets en place s’inscrit dans la performance et l’art participatif. Mais là où d’autres artistes pourraient s’en tenir à l’expérience fugace de la rencontre, je vais pour ma part donner une grande importance à l’objet photographique. L’image a pour moi un potentiel narratif capable d’activer des mémoires ; les objets comme les images nous agissent. Si j’ai d’abord pratiqué le théâtre et la performance, c’est pour me tourner vers la photographie comme performance (ou comme expérience). Alors oui, pour moi la photographie tisse des liens avec le spectacle vivant et elle a à voir avec le vivant. Car ce qui compte ici ce sont les processus et l’évolution d’un projet marqué par des étapes et des transformations. Il y a d’abord l’étape de la conversation, suivie de l’étape de la construction de la mise en scène photographique, et enfin l’étape de l’image photographique avec ses vies multiples. Quand je publie une photographie dans le calendrier des indignés espagnols, c’est un acte militant. Quand j’expose des bâches géantes dans les rues d’une ville, cela crée des débats virulents et passionnés auprès des habitants. Les tirages d’exposition dans une galerie amènent un autre type de confrontation, une attention différente et particulière. La multiplicité des formats possibles et la variété des contextes de diffusion font de la photographie un objet relationnel, non pas un objet figé, mais une présence agissante dotée d’une vie propre et en devenir.

La jeunesse dans sa force d’effraction vous donne-t-elle espoir ?
Euh… qu’en pensez-vous vraiment ? Un ballon sur la table des convives, cela vous donne de l’espoir ? Votre conversation s’enrichit de petits cris et d’émotions partagées, de rires même. La nourriture déplace son cercle habituel, habite maintenant les chemises des convives. Vous me parliez des fraises, de la tarte aux noix et du rosé… Mais moi, et si vous le voulez bien, je vous demanderai de remplacer le rosé par du rouge, plus photogénique.
Avez-vous beaucoup regardé le cinéma burlesque et La Chinoise de Jean-Luc Godard ?
Côté ciné, je dois dire que le style parfois outrancier frisant le burlesque d’un Federico Fellini m’a profondément marqué. J’ai aussi beaucoup aimé voir comment les jeunes gens s’isolent du monde pour le rejouer et le questionner dans leur appartement dans La Chinoise de Jean-Luc Godard. Mais j’avoue qu’en termes d’inspiration je dois beaucoup plus à un Jean Rouch et au docufiction. C’est d’ailleurs le film Chronique d’un été par Rouch et Morin en 1960 qui a été un profond outil de réflexion pour mes dernières séries photographiques. « Comment vivez-vous ? Etes-vous heureux, je veux dire : comment vous débrouillez-vous avec la vie ? ». C’est ce que demandaient les réalisateurs à leurs sujets devenus partis prenante du film et ce sont les mêmes questions qui me travaillent. Je me retrouve aussi dans la manière festive de travailler des enquêtes-discussions avec des acteurs non professionnels qui deviennent de véritables collaborateurs.

Qu’appelez-vous, au pluriel, Révoltes intimes, titre d’un ouvrage de format vertical publié par les éditions madrilènes Asimétricas ? Procèdent-elles d’une logique de débordement propre au carnavalesque ?
La particularité de cette maison d’édition, c’est que les éditeurs sont aussi des architectes et je crois que cela a énormément influencé la structure du livre qui a été pensé comme une architecture, un tout, avec des pièces indépendantes que le spectateur peut s’approprier et manipuler jusqu’à en démonter la structure. Cela déborde de couleurs et j’aime l’idée que vous puissiez y voir du carnavalesque avec lequel je m’identifie à travers les débordements multicolores et subversifs. Le titre « Révoltes intimes » fait référence à un ensemble de conférences données par Julia Kristeva regroupés dans deux ouvrages Sens et non-sens de la révolte et Révolte intime puis, plus récemment, L’Avenir d’une révolte. L’auteur montre comment la ré-volte opère un retournement rétrospectif qui ouvre la vie psychique et la conscience critique. Révoltes intimes au pluriel, ce sont des fragments d’expériences de personnes qui se racontent et se remémorent. Ce sont des photographies et des conversations d’intimités révoltées, parfois dispersées et conflictuelles, qui n’ont de cesse de discuter et renverser leur rapport au monde.
Pourquoi tant de phrases dans vos images ? Est-ce une façon de les rendre parlantes quand elles sont par nature taciturnes ?
Pourquoi les images devraient-elles se passer de mots ? Je pense à la bande dessinée, aux dadaïste et aux collages cubistes, mais la liste des expérimentateurs est bien longue. On trouve déjà des phrases dans les images médiévales : des mots jaillissent des bouches des personnages, des rouleaux et phylactères déploient des dialogues, des anges et autres saints semblent manifester une parole-acte. Réaliser un portrait photographique c’est aussi se poser la question de la conversation, des paroles échangées. Je voulais les rendre manifeste. Peut-être que des images plus taciturnes, silencieuses, seraient plus propices à la contemplation ? En tout cas, les mots dans l’image induisent un désordre de la perception, l’ordre de la contemplation est dérangé. De gauche à droite, de haut en bas, les mots placés dans mes photographies impliquent des ordres de lecture différents et des inclinaisons de tête de la part du spectateur car lire n’est pas contempler. Ces deux mouvements lecture-contemplation sont pourtant possibles mais toujours dissonants dans le sens où cela nous demande d’ajuster notre regard et d’impliquer notre corps. L’image échappe alors à un simple coup d’œil, elle en devient volontairement « irritante » et le texte qui la contamine rompt avec l’harmonie de l’espace unifié de la représentation classique dominante à laquelle nous sommes habitués.

Avez-vous regardé avec beaucoup d’attention le travail des artistes du groupe des Nouveaux réalistes, en particulier celui de Daniel Spoerri ?
J’ai toujours regardé avec beaucoup d’attention les caves et les greniers, marchés et supermarchés. Et après avoir découvert le travail de Daniel Spoerri, j’ai regardé avec encore plus d’attention les tables de mes repas avant de les débarrasser. Alors je me dis que c’est peut-être ça le travail de l’art : créer de l’attention, méticuleuse.
Je repense ici à une conversation avec le philosophe, artiste et activiste espagnol Jordi Claramonte. Il y évoquait l’art comme forme de résistance qui va rassembler l’énergie dispersé du spectateur. « L’attention méticuleuse engendre la beauté » est une de ses phrases que nous avons mis en scène dans son appartement et qui est devenue le titre de la photographie réalisée à partir des paroles échangées.

En 2015 et 2016, vous avez été membre artiste de la Casa de Velasquez, Académie de France à Madrid.
Je suis arrivée en Espagne en 2015 avec l’intention de m’intéresser au mouvement des Indignés. La loi de sécurité citoyenne venait d’y être votée, en France on avait l’état d’urgence : ces deux mesures politiques réduisaient alors considérablement nos possibilités de manifester dans ces deux pays. Face à ce constat, j’ai eu envie de mettre en place un protocole artistique qui permette à n’importe qui d’afficher son indignation : j’invitais des anonymes à faire une manifestation dans l’espace privé de leur habitation avec l’idée de les amener sur la place publique à travers un projet d’exposition. A partir de là, j’ai commencé à mettre en place ma proposition de portraits participatifs prenant comme point de départ la parole.
Vous avez été lauréate du prix HSBC pour la photographie en 2008, prix qu’ont remporté en 2018 Antoine Bruy et Petros Efstathiadis. Ne retrouvez-vous pas dans le processus de travail du photographe grec une démarche similaire à la vôtre ?
En effet, nous travaillons tous les deux à partir de l’existant sur des constructions éphémères mises en scènes. Il y a quelque chose de l’ordre de l’installation et de la sculpture d’objets, toujours avec des matériaux du bord, agencés de manière parfois absurde et humoristique mais qui témoignent aussi d’une situation économique et culturelle.

Refusez-vous de ne plus être une adolescente ?
Elle a trop souvent mauvaise presse l’adolescence, et c’est bien dommage… Pour ma part, elle me travaille toujours et je la travaille. C’est bien l’adolescent, avec sa force de subversion à la fois destructive et jouissive qui me questionne en tant qu’artiste. C’est peut-être aussi ce premier soulèvement dans un vie d’adulte. C’est précisément à cette époque que j’ai inscrit un « NON » nécessaire. C’était un moment où la vie manifestait et c’est aussi là que j’ai découvert Dada. Un art con, un art qui dit NON. En tout cas, cette autre idée de l’art m’ouvrait un nouvel ordre du monde : entre la jouissance d’une révolte et le refus d’un quotidien d’une violence contenue et bien trop normée pour être acceptable. Du Merzbau de Kurt Schwitters au Palais Idéal du Facteur Cheval, l’art était un moyen d’habiter la vie et ses aspérités.
Préférez-vous Dionysos à Apollon ?
Les charmes du dionysiaque ont eu raison de moi : clairement du côté de la démesure et à la recherche d’une jubilation instinctive, je m’équilibre avec l’apollinien par un ensemble de règles et de protocoles de travail. Exploser dans la cadre photographique donc, et dans le hors-champ parfois. Adolescente, je me souviens avoir explosé l’optique de mon appareil photo entre maladresse et acte manqué. J’avais bien ri, mais j’étais peu fière. Prière d’exploser la table bien dressée mais de préserver l’appareil.
Propos recueillis par Fabien Ribery
Quand on s’ennuyait, fanzine d’Aurore Valade, Editions de l’œil, 2017
Aurore Valade, Révoltes intimes, préface de Daniel Lesmes, traduction des témoignages Aurore Valade, Daniel Lesmes, Janine Lajudie, Ediciones Asimétricas & CRUCE (Madrid), 2018
Aurore Valade est représentée par la galerie Gagliardi e Domke à Turin.
Site de la galerie Gagliardi e Domke
Exposition Révoltes intimes au Musée départemental Arles Antique, Les Rencontres de la photographie, Arles, du 2 juillet au 26 août 2018
Exposition personnelle dans le cadre de L’été indien, Chez Arthur et Janine (Arles), du 20 au 23 septembre 2018
Exposition personnelle Site Saint-Sauveur (Rocheservière), du 17 octobre au 2 décembre 2018
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