Une fiction de Colombie, par Guillaume Chauvin, photographe

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© Guillaume Chauvin

Né en 1987 et « habitué aux expériences battues hors des sentiers », Guillaume Chauvin travaille comme auteur photographe questionnant la subjectivité des images et affirmant son « point de vue documenté ».

Établi un temps en Russie et attiré par les personnages alternatifs, il publie ses récits illustrés, reportages de guerre, poèmes ou manifestes dans la presse nationale et internationale (Le Monde, Libération, Feuilleton, 6 Mois, Commando Magazine, Paris Match…) et collabore avec divers commanditaires (Ministère de la défense, Rencontres d’Arles, Tendance Floue, Nike, Géo Ado, Institut Français, RSF…).

Parallèlement à cela, il développe un travail d’écrivain (Éditions Allia) ainsi que d’éditeur indépendant (Les éditions m’habitent).

De façon incompréhensible, son dernier livre, Chauvin en Colombie (André Frère Editions), est passé relativement inaperçu. Il est pourtant passionnant, très documenté, et éminemment personnel.

Nous nous sommes entretenus pour L’Intervalle.

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© Guillaume Chauvin

Comment avez-vous été associé pour votre projet photographique à l’organisation de l’Année France-Colombie ?

Le destin a fait se croiser la commissaire de l’année croisée avec une exposition où je présentais un récit sur l’Ukraine, puis le soir de son passage son père lui a offert mon premier livre sur la Russie. J’ai eu la chance qu’elle souhaite ce même regard sur un autre pays souffrant aussi de stéréotypes négatifs… À la réception du mail institutionnel me proposant cette collaboration, j’ai demandé s’il s’agissait ou non d’une farce. Au final, non.

Les images de votre livre, Chauvin en Colombie (André Frère Editions), ont-elles été faites lors d’un unique voyage dans ce pays ? Quelle a été votre méthode de travail ? Aviez-vous des guides, voire une protection policière parfois ? Vous êtes-vous senti en danger à certains moments ?

J’y fus à trois reprises, au total deux mois dans les régions de Cali et Buenaventura. Le premier séjour fut un court repérage car je ne connaissais rien de ce pays sinon ses pires caricatures. J’y revins avec le projet de documenter le quotidien de personnes volontaires aux « responsabilités » proches des nôtres, passant une journée avec chacune d’elle : écolier, gouverneure, légiste, militaire ou vétérinaire… Rien n’eut été possible sans l’Alliance Française de Cali et ses contacts de terrain. Une protection policière fut bien proposée au début, mais n’étant pas compatible avec ma présence dans l’intimité des gens, on la déclina (sauf quand j’ai suivi un policier). Bien que me sentant en sécurité en immersion dans les quartiers des volontaires, le danger est malheureusement omniprésent en Colombie. Le prix d’une vie y est assez relatif : un téléphone, un appareil photo trop visibles ou un manque de chance suffisent à provoquer le pire. Malgré cela je continue d’encourager du monde à se rendre là-bas, sans négliger cet aspect délicat du quotidien…

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© Guillaume Chauvin

Chauvin en Colombie est-il un document ou une fiction ?

Je réalise ne jamais avoir réfléchi à cela dans la mise en œuvre, ni dans la lecture même de l’objet abouti : disons qu’il s’agit plutôt d’un reportage sensible, le fameux « point de vue documenté » pour citer Chris Marker… J’en profite pour nuancer le titre que vous souhaitez donner à votre article car « En Colombie » tente justement une cohabitation réel-fiction, ce qui propulse l’ouvrage dans l’obscure catégorie des inclassables ! En France du moins, où les médias, jurys, libraires et lecteurs tiennent souvent à vous ranger dans un rayon précis. Mon rêve serait de renouveler ce format de récit dans tous les pays volontaires. La Corée du Nord est première sur ma liste.

Êtes-vous tintinophile ?

Enfant je crois l’avoir été, mais ne lisais que les bulles courtes. Je cherchais à deviner quel goût avait le whisky de Haddock et pourquoi Milou parlait mieux français que les Congolais. Aujourd’hui c’est plutôt un certain rap et la littérature « fin de siècle » qui me tirent vers le haut. Je me sépare actuellement de bon nombre de livres photo, les poèmes d’enfants et livres à leur intention les remplaçant progressivement au fil des voyages. Enfin, certains graffitis et de nombreux clips musicaux étrangers m’influencent : tout néologisme, visuel ou de vocabulaire m’intrigue en bien.

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© Guillaume Chauvin

Comment travaillez-vous avec la lumière ? Utilisez-vous systématiquement le flash, ce petit appareil ironique posé sur trépied dans nombre de vos images ?

Hélas non, même si cela simplifierait le travail des iconographes et galeristes qui m’y associeraient définitivement ! L’usage d’un tel flash fut d’abord testé en Ukraine je crois, j’en appréciais le rendu utilitaire, quasi « policier ». De plus, il rappelait sans trop de finesse qu’il ne s’agissait là que de photographies, forcément réductrices et mises en scènes par leur auteur (ma chère quête de « subjectivité responsable »). Le flash fut le fil conducteur, mais son usage fut surtout « social » : j’étais en effet là comme un intrus total, incapable de communiquer autrement que par les gestes et l’absurde. Le Pierre Richard de l’image. Le flash fut l’allié improvisé pour dominer ma timidité et m’avancer au cœur de scènes qui m’intéressaient ou m’intriguaient : j’allais y poser ce flash télécommandé, puis fuyais prendre du recul pour photographier au jugé l’incompréhension de mes hôtes… Au final, chaque image incarne à la fois le début de la glace qui se brise comme son souvenir. L’essentiel pour cette commande singulière étant pour moi l’expérience partagée. Comme le dit la préface du livre, sans ce flash, je n’aurai été là-bas que photographe… Avec du recul je ne pense hélas ne pas pouvoir renouveler ce type de « performance » dans les zones où j’ai tendance à travailler, y compris en France, car cet accessoire et l’usage « sportif » que j’en fais peut maintenant être interprété comme un outil terroriste…

Sur quels critères avez-vous choisi vos images ? Avez-vous eu un regard extérieur ?

Un œil neuf est toujours indispensable dans l’éditing pour se défaire de l’affectif ou de l’anecdotique. D’autant que j’ai été surpris par les images produites, comme si l’auteur n’était pas moi (shootant souvent au hasard). Dans ce cas, c’est surtout ma compagne Anastasia et Antoine le graphiste (atelier Spassky Fischer) qui ont fait le gros du tri : on a conservé moins d’un dixième du « stock » d’images et de textes initiaux, j’en avais la nausée. En plus de construire un diaporama fluide de textes et d’images uniquement verticales (comme ce pays !), l’objectif du livre était de proposer une expérience immersive tout en ne contrevenant pas à certains avertissements diplomatiques… Il fallait aussi être fier d’offrir l’objet à tous les participants colombiens, pour qu’eux-même soient au mieux fiers, au pire intrigués par le résultat… Certaines bonnes images ont ainsi été évacuées au profit de moins bonnes qui s’assemblaient mieux à un texte précis. Nous refusions la photo comme illustration et le texte comme seule légende. Partant du principe que l’image produit un certain sens et le texte un autre, notre objectif (et jeu !) fut de créer des associations capables de créer un troisième sens valable. Pour que le lecteur perde en permanence pied, comme moi sur place. Un résultat non ambigu ne m’intéressant pas.

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© Guillaume Chauvin

N’avez-vous pas cherché à créer des sortes d’images mentales à forte condensation, comme si votre voyage avait été un rêve éveillé ?

En effet, et cela m’a permis d’à nouveau me détacher des contraintes propres au journaliste et à l’artiste. Pour finalement rapporter en France une sorte de « soirée diapo », résumant un voyage plus que touristique !

Certains lieux vous ont-ils été interdits ?

Hormis la compagnie des FARC par la diplomatie française, celle d’un détenu en prison par la diplomatie colombienne et celle d’un sicario (criminel) par mon entourage colombien, tout fut accessible, même les lieux les plus improbables : la cuisine du building de la gouverneure, une base militaire en montagne, la table de dissection d’un légiste, la cage d’un animal inconnu, la maison d’une multimillionnaire, un tout petit avion à moteur, le bar d’une prostituée, etc. Je tenais à couvrir un spectre relativement universel à travers ces « quasi-reportages » : le ciel à travers le curé et la pilote, les animaux avec la vétérinaire, la vie avec l’accoucheuse, etc. Les statuts d’auteur et de Français ouvrent heureusement encore bien des portes à l’étranger.

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© Guillaume Chauvin

Les légendes de vos photographies ont-elles été écrites in situ ? Tenez-vous des carnets ? Les mots comblent-ils le manque des images quelquefois ?

Je note tout ce que je ne peux ou n’arrive pas à photographier efficacement : scène furtive, parfums, sons, dialogues… Après plusieurs lectures, j’ai pour critère de ne garder que ce que je raconterais en premier à un ami s’il me téléphonait pour avoir des nouvelles. Je me rappelle un jour n’avoir rien sur moi pour écrire : j’aurais de loin préféré oublier mon appareil photo. L’image seule me frustre toujours quand elle doit témoigner de la réalité (ce qui était ma mission) : elle est autoritaire et manque de nuance. Le texte lui me parait plus ouvert et généreux, il laisse plus de place à l’imagination et à l’opinion du lecteur impliqué.

Etes-vous parti muni de livres, d’ouvrages documentaires, par exemple La Colombie de A à Z, de Jean-Jacques Kourliansky (2011), que vous citez explicitement ? Par quoi avez-vous été le plus dérouté ?

Rien sinon les notes de Werner Herzog sur son tournage de Fitzcarraldo (conquête de l’inutile). Son sens de la formule et sa sensibilité franche coïncidaient merveilleusement avec ma découverte de la Colombie. C’est peut-être ce texte qui me fit mieux accepter ce nouveau quotidien fait des mises en garde permanentes de mon entourage colombien… La gentillesse des gens malgré leur difficultés et leurs tragédies personnelles, leur grande foi en Dieu et la Vierge m’ont aussi beaucoup marqué. Et les fruits fous. Enfin, le fossé avec nos représentations médiatiques fut édifiant : la violence dans ce pays est bien pire qu’on ne pense, mais beaucoup moins visible qu’on ne l’imagine.

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© Guillaume Chauvin

Pourquoi ce recours régulier à la trivialité en mots ? « Des filles remontent leurs culs comme d’autres leurs seins. », « Je m’éveille dans notre lit, mange dans l’avion dessus Paris, pisse et chie à Miami, puis le matin suivant, m’endors enfin à Cali. »

C’est drôle de relever cela car on me décrit souvent comme une personne très polie, voire trop… Bien que mes parents soient navrés par la 4° de couverture [deuxième citation], j’ai une grande tendresse pour le trivial car il permet des formules plus réalistes et accessibles que la poésie ou le discours soutenu. Ou pire encore : l’universitaire. Ou pire : le récit de voyage… La mélodie du trivial transmet très efficacement des notions pourtant complexes et emporte sans peine son lecteur jusqu’au bout de la phrase. Mais surtout le trivial est accessible et « concernant », au-delà des niches et concepts parfois muets du livre photo. Enfin, le trivial est transposable dans d’autres langues ! Mon plaisir est qu’un novice, comme un spécialiste, y trouve de l’intérêt et lise sans s’en rendre compte ce livre du début à la fin, malgré ses passages plus exigeants. Que le lecteur d’un niveau même « moyen » réalise que tout en Art n’est pas que modes creuses ou impostures laborieuses.

Votre humour de sauvegarde est-il compris par les Colombiens ? Autrement dit, est-il de portée universelle ?

Même si cette notion m’échappe un peu, j’étais surpris de constater un bien meilleur accueil en Colombie qu’en France (le livre est bilingue), par des gens de tous profils et souvent loin du monde éditorial. Peut-être est-ce dû à l’humour colombien, fusionnant souvent banal et tragique, quand le français est plus métaphorique ou grivois… Il faut croire que mon humour s’exporte mieux dans le Tiers monde. En France, on cherche à mettre ce livre dans des cases qu’il ne demande pas. Ou peut-être lui manque-t-il un bandeau rouge comme sur les Goncourt : « attention ovni littéraire ». Mais cela serait trop trivial à mon goût. Il trouvera son public par hasard.

N’êtes-vous pas particulièrement sensible aux signes du réalisme magique ?

Bien sûr, ce même réalisme qui permet justement l’union du trivial et de la poésie ! Cette présence fait toute la valeur de nos vies je pense, la seule difficulté étant de la remarquer.

Avez-vous rencontré un pays essentiellement rural ou était-ce surtout votre désir ? Les animaux sont très nombreux dans votre ouvrage.

On m’a envoyé à Cali pour son potentiel de surprises et sa mauvaise réputation. Je ne connais rien du reste de ce pays riche en singularités… Aussi, les infrastructures colombiennes étant encore « peu » développées, il n’est pas toujours facile de circuler dans un pays si grand aux villes relativement éloignées. Celles que j’ai aperçues sont souvent d’hideux décors où je n’étais pas à l’aise, comme en France. D’où l’accent mis sur les environnements apparemment sauvages et sur les animaux, comme autant de respirations visuelles : on ne va pas chercher de sous-entendu politique, historique ou social dans les yeux d’un singe ou sur le dos d’une fleur. Au mieux on les compare à nos propres animaux et fleurs… Ce sont des images où l’on ne cherche pas forcément d’Histoire. Un auteur est encore en droit de proposer ce genre de « bulle vierge », contrairement au journaliste ou l’artiste qui font sens. Du sens partout.

Pourquoi une telle obsession de la chirurgie esthétique en Colombie ?

Les Narcos débordants d’argent et de caprices en avaient lancé la mode. Un signe extérieur de richesse, comme les habits blancs des émirs… Les hommes se font manucurer ou refaire les nez, les femmes le reste, même dans des cliniques clandestines où beaucoup meurent. Une chirurgie peut s’offrir à une lycéenne réussissant un examen ou comme premier prix d’un concours de beauté. Encore aujourd’hui bien des Colombiennes blanches jalousent les courbes des noires (surtout à Cali): une chirurgienne m’a dit que la plupart des implants mammaires arrivent de France, les plus gros modèles spécialement destinés à Cali…

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© Guillaume Chauvin

Que signifie pour vous être colombien ?

Savoir encaisser au quotidien le tragique et les stéréotypes avec le sourire, tout en parlant un espagnol compréhensible et en marchant dans des bottes en plastique avec un naturel que j’envie.

Comment votre livre a-t-il été reçu depuis sa parution en avril ? Vos images ont-elles été montrées en Colombie ?

La grande exposition à Cali a été un succès inattendu pour moi, car aussi officiel que populaire, de même pour le livre. Par contre en France l’ouvrage semble jouer de malchance : hormis un « prix du meilleur livre » en Angleterre [https:// phmuseum.com/news/the-best-photobooks-of-2018? fbclid=IwAR0_9ey5AnT4IDQhvDnZRj6G3Z0VDZKeXwKZCBtoUqfjObl9f-yte7_0Rb8], il ne bénéficie d’aucune couverture médiatique ni visibilité en France, pour des raisons ou stratégies qui m’échappent. Il est vrai qu’avec le graphiste nous l’avions plus formaté à l’attention d’un lectorat curieux que pour la reconnaissance du petit monde photo, mais une remarque à Paris Photo m’a particulièrement marqué : « ce livre est à la fois trop classique et trop étrange »… À suivre.

Quels liens entre Chauvin en Colombie et vos travaux précédents, par exemple sur la Russie ?

Principalement un plaisir de produire en autonomie des ouvrages que je souhaiterais pouvoir trouver en librairie. Pour des raisons personnelles et familiales, je cherche aussi depuis toujours à proposer des réponses aux stéréotypes dont souffrent certaines zones (Russie, Ukraine, Colombie…) ou milieux sociaux, sous forme de livres ou de publications presse : footballeurs, prêtres, criminels, légionnaires, enfants, etc. Je reste perméable à ce qui est déconsidéré ou mal raconté.

Un bel enfant naît en fin de livre. Où l’emmènerez-vous en voyage ?

Le fils Victor ! Après la Colombie et la Russie d’où nous rentrons, j’aimerais justement partir en famille dans le Donbass séparatiste. Mais pour l’instant la neige dominant l’Alsace suffira.

Propos recueillis par Fabien Ribery

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Guillaume Chauvin, Chauvin en Colombie, images et textes de Guillaume Chauvin, André Frère Editions, 110 pages, 2018

Chauvin en Colombie est disponible auprès de l’auteur en version collector (signé + bonus colombiens + un exemplaire de La faute aux photos pour 32 € + port : contact@guillaumechauvin.fr, ou en librairies dans sa version simple.

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Guillaume Chauvin est représenté par le studio Hans Lucas.

Site de Guillaume Chauvin

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André Frère Editions

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