Un certain goût de la vie, par La Fabrique de Méditerranée

B. Plossu┬®_Athe╠Çnes 1997
© Bernard Plossu

« On ne fait pas mûrir les olives plus vite ! »

Dans Eloge de la pensée de midi (Actes Sud, 2007), Thierry Fabre déploie cette image née de la pensée d’Albert Camus, « la pensée de midi ».

Issue de la « gaieté fataliste » d’un Nietzsche à laquelle il faut associer la pugnacité d’un René Char bien décidé à faire face à notre condition tragique d’homme déchiré, cette notion est une « alliance du gai savoir et du goût de la vie », contre la tentation nihiliste et l’aveuglement produit par le temps mécanisé.

F. Pourcel2┬®_Tanger, Maroc 2012
© Franck Pourcel

« Ma Méditerranée, écrit l’essayiste dans son prologue, n’est pas une réalité géographique, c’est un paysage de l’âme, un entre-deux-mondes, entre la chair du sensible et le déploiement du divin. »

La pensée de midi est un art de vivre, un art d’habiter le temps, une certaine façon d’envisager la mémoire, le vivre ensemble, la nourriture, les croyances religieuses, le bonheur ou la jouissance de l’être, soit à peu près l’ensemble des rubriques construisant le sommaire de la publication La Fabrique de Méditerranée, dont le premier numéro est intitulé « La Méditerranée n’est pas une étoile morte ».

Le projet est ambitieux, qui vise à réinventer l’espace méditerranéen comme Utopie concrète, en en célébrant la force unifiante, l’identité plurielle, la polyphonie, le syncrétisme, et la nature de troisième monde entre Islam et Occident.

F. Pourcel┬®_Tanger, Maroc 2012
© Franck Pourcel

Issu d’un atelier de recherche dirigé par Thierry Fabre et Marielle Macé sur « Les styles de vie en Méditerranée » ayant eu lieu à l’IMéRA en 2018, réflexion prolongée en 2019 par Dionigi Albera, Thierry Fabre et Mohamed Tozy, ce bel ouvrage publié par Arnaud Bizalion se conçoit comme un champ d’études sur les spécificités méditerranéennes, rythmologiques par exemple, à l’heure de l’anthropocène.

« Comment caractériser, se demande en ouverture Thierry Fabre, ce style de vie à la méditerranéenne ? Il commence par se mettre en récits. La Méditerranée n’existe que pour autant qu’elle se raconte, telle une « identité narrative », dirait Paul Ricoeur. Notre imaginaire méditerranéen est en effet composé de toutes ces histoires qui nous font être ce que nous sommes, depuis L’Iliade et L’Odyssée d’Homère, les Métamorphoses d’Ovide ou les Mille et Une Nuits et jusqu’aux récits, poèmes et romans contemporains qui donnent un visage à la Méditerranée du XXIe siècle. »

Que fabrique donc la Méditerranée, au-delà des malheurs qui lui sont aussi attachés (tombeau pour réfugiés, pollutions diverses, transformation en poubelle à ciel ouvert) ?

F. Pourcel┬®_Cunda, Turquie 2015
© Franck Pourcel

De l’hospiralité, affirme Hyam Yared : « Je veux croire que cette Méditerranée ne sera pas un mouroir, qu’elle pourra surtout renaître de ses noyés. En Bambara le mot étranger n’existe pas, il est substitué par un autre mot, « Douma », qui veut dire celui qui vient. »

Un Barzakh, entredeux sacré, espace de passage entre corps physique et vie spirituelle, répond l’écrivain et dramaturge Driss Ksikes.

Des fantômes, de la réparation, du commun, un partage du sensible dans l’action, de la complexité proposent dans un dialogue le plasticien Kader Attia et le psychanalyste Fethi Benslama.

B. Plossu┬®_Thessalonique Gre╠Çce 1989
© Bernard Plossu

De l’accord par la sobriété heureuse culinaire, s’enchantent le cuisinier marseillais Pierre Giannetti et le paysan des Alpilles Henri de Pazzis : « La cuisine povera est voisine de la réalité paysanne ; frugale, elle est de la saison, des inconstances de la fertilité, elle se tient en retrait, contemple le monde, reconnaissante de sa nature fragile. Il y a une grande beauté à aimer la fragilité du monde, une profonde science à s’en contenter : liberté de l’esprit et de l’âme. Le meilleur de la nourriture est exhalé par le continu du travail, de la tendresse, de l’amitié, de la terre à la bouche. »

Un régime alimentaire réduisant les risques cardio-vasculaires, étudie Carla Makhlouf Obermeyer, de l’Université Américaine de Beyrouth.

De la vitalité musicale, explique le compositeur et chanteur Titi Robin : « Je ressens pour ma part comme une évidence qu’une rivière a coulé depuis l’Inde du Nord, traversant l’Asie Centrale et se jetant dans la Méditerranée. »

B. Plossu┬®_Barcelone 2017 Muse╠üe Picasso
© Bernard Plossu

Un possible dialogue entre les œuvres, affirment conjointement l’artiste, chercheuse et commissaire d’exposition tunisienne Sana Tamzini et l’artiste verrière Sadika Keskes.

Des formes artistiques face au cauchemar de l’Histoire, analyse Pascal Amel.

Des tiers-espaces comme territoires de pacification, de traduction et de négociation, tels des sanctuaires partagés, avance l’anthropologue Dionigi Albera : « ces espaces n’appartiennent plus entièrement à un groupe ou à l’autre, tout comme le pont n’appartient à aucune des deux rives qu’il relie. Jonctions éphémères mais vitales, ces tiers-espaces ont contribué à leur manière à façonner l’histoire de la Méditerranée. »

Des stéréotypes positifs ayant valeur de performatifs, lance le chercheur marocain Mohamed Tozy.

F. Pourcel┬®_Llanca
© Franck Pourcel

De la Felicità, mais aussi des pulsions agressives identitaires et une montée de l’individualisme, s’inquiète Enrico Donaggio, professeur de philosophie à l’université de Turin.

Des rythmes urbains particulièrement hétérogènes, et des chronobiologies diverses, déclare Thierry Paquot.

On le constate aisément, ce premier numéro de La Fabrique de Méditerranée est d’une grande richesse, mettant la pensée au travail avec beaucoup d’enthousiasme pour un espace géographie et culturel à bien des égards fabuleux, et à réinventer pour en hériter vraiment.

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La Fabrique de Méditerranée, « La Méditerranée n’est pas une étoile morte », Arnaud Bizalion Editeur, printemps 2019, n°1, 192 pages – 54 photographies

Ce premier numéro comporte treize textes, composés par seize auteurs, Thierry Fabre, Hyam Yared, Driss Ksikes, Kader Attia, Fethi Benslama, Pierre Gianetti, Henri de Pazis, Carla Makhlouf, Titi Robin, Sadika Keskes, Sana Tamzini, Pascal Amel, Dionigi Albera, Mohamed Tozy, Enrico Donaggio, Thierry Paquot – images de Franck Pourcel (couleur) et Bernard Plossu (noir & blanc)

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Se procurer La Méditerranée n’est pas une étoile morte

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