Bacon rit, par Franck Maubert, son ami

Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion c.1944 by Francis Bacon 1909-1992
Three Studies for Figures at the Base of a Crucifixion c.1944, Francis Bacon 

« Si les Français apprécient mon travail, je n’aurai pas l’impression d’avoir tout raté. »

Bien entendu, pour comprendre qui était Francis Bacon et comment il travaillait, les entretiens avec David Sylvester sont indépassables.

Cependant, la parution récente d’autres documents permet d’approcher de nouveau l’un des plus grands peintres du XXème siècle : le recueil Conversations, à L’Atelier contemporain (préface de Yannick Haenel, 2019), le livre-monde Bacon Le Cannibale, de Perrine Le Querrec (Hippocampe Editions, 2018), et maintenant Avec Bacon (Gallimard, 2019), portrait d’un ami, par le critique, romancier et essayiste Franck Maubert.

On y rencontre l’artiste en 1979 dans son atelier du quartier de South Kensignton (London) au 7, Reece Mews, acceptant d’ouvrir sa porte – donnant sur un escalier de meunier « raide et étroit » – à un jeune journaliste d’art de L’Express, hanté par une peinture d’icelui vue quelques années plus tôt au générique du Dernier Tango à Paris, de Bernardo Bertolucci.

« Son sourire tout d’abord m’accueillit, suivi d’un rire de gaieté et de chaleur. Le peintre m’attendait sur le palier. Il n’arborait rien, bien sûr, de l’accoutrement de ceux qui jouent à faire l’artiste, affublés d’un foulard et d’un chapeau. Elégance irréprochable dans sa veste croisée, sa chemise à rayures jaune et bleu, sa cravate sombre en tricot de soie, son pantalon de flanelle grise serré aux chevilles et ses bottines de cuir lacées. Il a la tête d’un homme sans âge, une tête d’oiseau de proie. »

Bacon parle en français, et ne cesse de rire : « Je peins pour m’exciter moi-même, mais si ça peut vous rassurer, ça ne m’arrive pas souvent. »

Bacon rit parce que la vie est tragique, parce que la violence est omniprésente, parce que tout est faux, sauf l’alcool, sauf la peinture, quelquefois.

Bacon, c’est Eschyle et Shakespeare, la comédie et le cri.

Bacon rit parce que les accidents sur la toile sont des bénédictions du hasard, parce que parler de l’art, au fond, ne sert à rien.

Son atelier ? « Jamais rien vu de tel. Un autre théâtre. La vision est plus forte que ce que j’avais imaginé et vu ou lu. Il nous faut marcher sur un tas de compost, magma de débris divers, sédiment épais de matières accumulées jour après jour depuis des années. Il y a de tout, des pages de journaux froissées, des photos piétinées, des chiffons, des livres ouverts, certains en lambeaux, en vrac, des petits pots en verre avec des pinceaux plantés dans des agglomérats de peinture séchée, quelques toiles posées au sol, des images épinglées aux murs, la porte maculée de traces de couleurs, là où il essuie ses pinceaux, sa palette en quelque sorte… »

L’atelier donne le vertige, c’est une toile en insurrection permanente, une mémoire en ébullition, « un champ de bataille ».

Franck Maubert y voit un lieu de sorcellerie, un espace sacré, un temple.

Champagne, château Petrus, chardonnay, bière, les breuvages coulent, comme la conversation évoquant l’installation à Tanger et les relations avec les Bowles, la mort de son amant George Dyer, l’amitié nouée avec Michel Leiris, Giacometti (« Il est le plus grand de nous tous. (…) Il m’a influencé plus que tous les autres. »), Muybridge, Eisenstein, ses maîtres en peinture (Cimabue, Pontormo, El Greco, Vélasquez, Van Gogh), son pragmatisme et ses découvertes techniques.

« J’aime beaucoup le orange, comme toutes les couleurs qui n’ont pas de rapport avec la réalité. Il faut le mensonge pour arriver à la réalité. Il faut être faux. C’est la couleur de la vie dans un sens, cela lutte contre la mort. »

Lui, toujours très bien habillé, banquier ou rock-star : « Nous sommes de la viande, n’est-ce pas ? »

Bacon, enfant fouetté par son père, militaire puis éleveur de chevaux ayant voulu éradiquer en son fils le poison de l’homosexualité, peint le crime, l’homme crucifié, le feu, la cruauté.

Scène dans un pub, scène au casino, scène au bar de l’Hôtel Pont Royal à Paris, scène dans la boîte de nuit Les Bains.

Passe David Hockney, « tignasse blonde et maillot à grosses rayures horizontales bleu et blanc. »

Bacon : « Je poursuis la peinture, car je sais qu’il n’est pas possible de l’arrêter. »

Et : « Il faut déformer la vie pour mieux la retrouver. »

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Franck Maubert, Avec Bacon, Gallimard, 2019, 142 pages

Site Gallimard

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