
J’ai attendu plusieurs semaines avant d’ouvrir le livre de Gaël Bonnefon, Elegy for the Mundane (Lamaindonne Editions).
Il m’accompagnait, partait en voyage avec moi, alourdissait mes bagages.
Je sentais sa puissance, sa violence, sa mélancolie, sa beauté sans concession, mais je n’étais pas prêt.

Pour le découvrir, il me fallait une montagne, un lieu de paix, une configuration de mandala, des insectes fluorescents et les éclats de voix de quelques amis.
Il me fallait du silence au cœur du vivant.
Au dos de la couverture cartonnée d’Elegy for the Mundane, il y a des bois, des roches, des arbres tombés, une cascade douze fois reproduite.

Ils sont à la fois eux-mêmes et autres, des compagnons, des menaces, des présences anthropomorphes.
Ce sont les autoportraits d’un auteur cherchant dans la jungle des villes et des campagnes, de préférence de nuit, des rencontres fulgurantes, des folies, des abandons.
Êtres, paysages et objets sont chez lui de toute éternité, et de tous les départs, ils sont forts et humbles, préférant la loi des caravanes, des campements précaires, des tissus de prière tibétains, à celle des fétiches et monstres néolibéraux.

Les couleurs se chevauchent, se mordent, bavent un peu, comme l’indompté d’un désir de fond, humanimal dirait Michel Surya.
Brouillards et feux de bois, écume et neige, des enfants dorment, bien calés dans leur être.
Une femme, étendue sur le macadam, saoule ou joueuse, voit passer un cheval blanc et vert, bientôt changé en nudité d’homme.

Elle l’enlace quelques minutes, l’embrasse un peu partout, puis le laisse s’enfuir.
Gaël Bonnefon photographie des possibilités de liberté, des chemins sauvages, des cieux éblouissants, des gestes bruts échappant à l’emprise du temps et de l’assommante psychologie.
Ses images ont la splendeur des palais palermitains déchus, mais quelque part dans la province française, du côté du Sud-Ouest, dans des maisons où le papier peint à fleurs cache des trésors d’obscénité sous le crucifix du lit.

La société est un envoûtement, que l’art peut combattre, s’il ne craint pas de cogner frénétiquement sur la réalité, comme Nietzsche et Artaud frappaient du marteau pour que le vieux monde bourgeois s’écroule.
Un acte artistique qui ne changerait pas la vie ne vaudrait rien, n’est-ce pas ?
Rien à attendre des no man’s land, des friches industrielles, des lieux pollués ? Bien sûr que si, quand tous les espaces sont à reprendre, sont à aimer, sont à couvrir de liqueurs de rêves et d’unité.

La montagne explose, c’est un volcan.
La barre de HLM explose, c’est une révolution.
Des corps unis explosent, c’est un bonheur de grande santé.

Madone des lierres brûlés, priez pour nous.
Madone des fenêtres murées, priez pour nous.
Madone des lacs gelés, priez pour nous.

Dans une chambre d’Istanbul, sur un lit vaste comme un océan, une femme, très belle, très dévêtue, s’étire en riant.
C’est le début d’une humanité nouvelle inventant entre jeux et alcools une danse pour tous.
Gaël Bonnefon appelle ce pas de deux Elegy for the mundane.

« L’ombre, écrit-il, n’est plus un abîme vers lequel on se penche, elle devient un guide. Nous marchons à la recherche d’intensités et d’éblouissements. »
Contre la biopolitique distinguant entre les corps pleurables et les autres, le photographe expose son désir de tous, des clochards et des vieillards, des enfants et des nymphes, des seins ronds et des gueules cabossées, des visages d’ange et des réprouvés.

Sur un arbre près de chez lui s’est posée une nuée de corbeaux.
Regardez bien, ce sont des êtres intermédiaires, des messagers interrogeant les lignes du destin.
Again, more or nevermore.
Gaël Bonnefon, Elegy for the Mundane, texte Gaël Bonnefon, traduction (anglais) Matilda Holloway, Lamaindonne Editions, 2019

Exposition Temps Zero Bucarest, National Museum of contemporary arts – 29 août / 29 Septembre 2019

Exposition personnelle Elegy for the Mundane, Galerie Le Château d’Eau, Toulouse – 11 Septembre / 03 Novembre 2019
